Divertimento : auto-hagiographie et féminisme de droite

On a coutume de penser que le féminisme serait une pure émanation de la gauche – a fortiori de la gauche progressiste et / ou radicale (car les deux ne sont pas nécessairement interchangeables) ; ce serait oublier qu'il existe bien des manières d'aborder historiquement et politiquement l'émancipation des femmes et que la plus hégémonique, à l'heure actuelle, est bel et bien la manière libérale. Qu'entend-on par libéral ? Dans notre contexte, nous entendons l'idée que face à toute injustice et toute inégalité, le combat individuel contre l'adversité vaut plus que toute remise en cause radicale des structures et des institutions ; plus communément, le libéralisme pose l'individu comme étant libre de ses choix et le rend quasi-exclusivement responsable de sa situation, indépendamment du contexte et des difficultés rencontrées, qui ne sont jamais que de petites contingences (ou légers imprévus) qu'une volonté de fer saura vaincre de toute sa puissance. Pour en revenir à cette idée de féminisme libéral, on peut totalement imaginer l'émancipation des femmes à travers le seul prisme du girl power et exiger que tout simplement toute femme ait sa part du gâteau dans le moule capitaliste et devienne ainsi une girl boss tout aussi phallocrate, virile et impitoyable que ses homologues masculins – l'émancipation féminine passe donc ici par une recherche d'égalité au sens patriarcal du terme, c'est-à-dire qu'une femme ne sera libre et indépendante qu'à partir du moment où elle deviendra symboliquement un homme et donc interchangeable avec tous les autres hommes.


Poser l'existence d'un féminisme libéral, c'est aussi acter le mélange incongru entre un certain esprit bourgeois (louant l'ascension sociale / l'émancipation et la réussite financière individuelle) et des valeurs originellement subversives, à savoir les valeurs féministes qui prises stricto sensu, prônent le renversement du patriarcat – et du capitalisme, dans les franges les plus marxistes. Divertimento en est un parfait artefact.


Réalisé par Marie-Castille Mention-Schaar (à vos souhaits…) et co-produit avec les jumelles Zahia et Fettouma Ziouani, le film entend retracer le parcours musical de ces dernières – spécifiquement durant leurs années lycée, entre mépris de classe, sexisme et lutte contre l'adversité… enfin, ça, c'est sur le papier.


Dans la réalité, on assiste à l'élaboration d'une auto-biographie molle, lisse et dont les rebondissements dramatiques ne pourraient émouvoir que ceux qui n'ont jamais zieuté de toute leur vie un seul téléfilm social le dimanche soir sur France 2 ; pour ne pas dire ceux qui n'ont jamais vu une seule comédie dramatique française de toute leur vie.


Je résume : le film s'ouvre sur une Zahia de huit ans qui se réveille de son lit pour assister à une retransmission télévisée du Boléro de Ravel, avec ses deux parents béats et reposés. Un détail apparaît à l'écran : Zahia s'amuse à imiter le geste du chef d'orchestre avec sa main droite, présageant – bien évidemment – d'une vocation pour le métier en question. Alors… je ne sais pas si c'est fidèle à la réalité – je m'en fiche même –, mais comme truc scénaristique, c'est assez grossier et peu subtil… et le reste du film n'arrange rien : le chef d'orchestre vu à la télé finit par passer au lycée où étudient les jumelles Ziouani et d'un coup d'un seul, Zahia est sélectionnée par le Maestro pour recevoir des cours de direction orchestrale, sans jamais que l'on sache pourquoi elle a été choisie, au détriment des autres candidats de son lycée. Plus loin, on voit que le Maestro est assez sévère comme enseignant (sans blague…) et que vers la fin du film, Zahia finit par craquer sous la pression qu'elle subit durant ses cours, en laissant échapper un pourquoi vous êtes aussi dur avec moi ?! C'est parce que je suis une fille, c'est ça ?!Mesdames et messieurs, chers passagers, nous vous annonçons que la subtilité est portée disparue à ce jour, veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée.


Le film se clôture sur un fabuleux moment de narcissisme égocentré pour Zahia : l'orchestre qu'elle a monté seule avec des musiciens d'un conservatoire moins bien réputé que son lycée d'aristos… joue devant son appartement, dans une scène mimant le début du film avec comme thème musical… le Boléro de Ravel. Zahia descend de chez elle, dirige avec brio son orchestre et le film se termine sur cette image fabuleuse d'une Zahia en extase à la fin d'une grande performance musicale, marquant le commencement d'une carrière pleine de promesse et de réussite. On ne manquera pas de mentionner un bel écriteau qui nous rappelle que seulement cinq pour cent des chefs d'orchestre dans le monde – et en France – sont des femmes… et que donc, les jumelles Ziouani contribuent à leur échelle à lutter contre ces faibles proportions statistiques, en grandes musiciennes féministes et inclusives qu'elles sont (on mentionne aussi le fait qu'elles ont continué à garder contact avec la banlieue de leur enfance, à Stains, pour y encourager l'enseignement musical à l'endroit des publics défavorisés, dans une perspective de lien social renforcé favorisant le rayonnement culturel des quartiers populaires à la fois à l'échelle locale et à l'international et endiguant à moyen terme, l'exclusion sociale et la marginalisation culturelle des zones péri-urbaines).


Reprenons le topo de base du film : proposer un beau récit d'ascension sociale de deux jumelles d'origine maghrébine qui, grâce à leur détermination sans faille, parviennent à vaincre l'adversité, les préjugés racistes, classistes et sexistes, en finissant par gagner le respect de tous leurs semblables – y compris auprès des bourgeois. Au risque de me répéter… ça, c'est sur le papier. Allons dans le détail et extrayons-en le Diable : quelle est la première chose qui m'a sauté aux yeux, lorsque le film s'attarde un peu sur le quotidien domestique des jumelles Ziouani ? La collection très fournie de vinyles de musique classique appartenant au papa – dont on ne saura jamais le métier dans ce film, d'ailleurs –, collection dont l'accumulation est résumée par le papounet auprès du professeur chef d'orchestre en ces termes : j'écoute souvent France Musique, je suis très curieux et à chaque fois qu'une interprétation me plaît, j'achète le vinyle.


Alors-alors-alors… moi aussi, je suis très curieux en matière de musique classique – j'ai d'ailleurs noyé mon Allocation Adulte Handicapé en CD d'occasion pendant le premier confinement de mars 2020… mais il me semble que – sauf erreur de ma part – un vinyle, et a fortiori de musique classique, c'est un léger investissement ; il en va de même pour les tourne-disques, par ailleurs. Donc arriver à en accumuler autant en un laps de temps assez restreint – puisque le père décrit sa curiosité musicale comme étant plutôt frénétique, ça témoigne d'un porte-monnaie assez épais – c'est le moins que l'on puisse dire. Autre détail, dans la même scène entre le père Ziouani et le Maestro : le papa raconte qu'il a toujours tout fait pour ne jamais parler arabe à ses enfants, afin de favoriser leur intégration – voire leur assimilation ; je pourrais maintenant m'amuser à tracer un lien de fraternité entre les jumelles Ziouani et Nicolas Dupont-Aignan, sur l'autel du bel assimilationnisme nationaliste résumant le manque d'intégration des jeunes Français issus de l'immigration au fait qu'ils refusent d'embrasser avec enthousiasme et zèle, la culture européenne, très largement supérieure aux affreuses coutumes barbares venant de l'autre côté de la Méditerranée… sauf que les jumelles Ziouani seraient probablement scandalisées de se voir associées à une personnalité politique issue de l'extrême-droite… sans pour autant comprendre à quel point tout dans leur parcours témoigne d'une assimilation accomplie et véritable, au point où je pourrais dire – dans un élan décolonial – qu'elles sont désormais parfaitement blanches au même titre que les méchants petits élèves bourgeois qui jadis, se moquaient abondamment de leurs racines.


Au final, ce que ce film nous donne à voir – malgré lui –, c'est l'auto-tromperie des jumelles Ziouani qui, en dépit de la mise en scène pseudo-larmoyante du film, transparaît du début à la fin ; en l'occurrence, ce film ne raconte pas comment deux jeunes femmes issues de l'immigration ont pu briller socialement malgré l'adversité, mais plutôt comment deux jeunes femmes issues d'une petite beurgeoisie ont été gracieusement et chaleureusement accueillies par la bourgeoisie sauce Conservatoire de Paris en en ayant épousé par avance tous les codes esthétiques, culturels et sociaux. Comme le dirait le philosophe, elles sont devenues ce qu'elles ont toujours été : des bourgeoises libérales tendance esthète.


Et pour conclure sur le volet féministe du film : si on ne saurait contester la réalité statistique de la disparité de genre autour du métier de chef d'orchestre… tout le milieu culturel en France – et par extension de l'enseignement – se féminise grandement depuis plusieurs décennies, le tout accompagné d'un déclassement salarial et d'une paupérisation qu'un film comme Divertimento serait bien incapable de mettre en lumière, obnubilé par son geste auto-hagiographique faisant des jumelles Ziouani, le centre de l'Univers, comme si rien d'autre n'avait d'importance ; la musique, dans le film, n'est d'ailleurs jamais traitée sérieusement mais plutôt comme un outil bêtement narratif servant à indiquer au spectateur quelle émotion il est censé ressentir à un instant T. Ce film n'a donc qu'un seul intérêt : nous raconter que la formation musicale Divertimento – et par extension les jumelles Ziouani –, c'est génial… et accessoirement que sans assimilationnisme, les chances pour la France pourront toujours courir pour s'élever socialement. Un joli contre son camp, en somme.



Note supplémentaire : Divertimento, un film uniquement rempli de bons sentiments ?


En réaction à un commentaire chagriné par l'aspect "tordu" de ma critique consistant à en extraire un sens politique plutôt réactionnaire et conservateur, en dépit des prétentions féministes et / ou progressistes de l'œuvre, je me suis posé une question : est-ce qu'un film en principe rempli de bons sentiments mérite qu'on le cloue au pilori comme je l'ai fait dans ma critique avec cette note finale de 1 sur 10 – qui a davantage pour but d'attirer l'attention que d'émettre un jugement de valeur sur l'œuvre, qu'on se le dise – et dans ma manière globale de considérer le film plus comme une œuvre de propagande bourgeoise que comme une œuvre d'art à part entière ?


Voilà ma réponse : si demain, un enfant de cinq ans mignon tout plein me file un dessin ni fait ni à faire en espérant que je lui dise que c'est un chef-d'œuvre, toujours avec sa bouille de petit bambin jovial… je serai honnête avec lui en lui disant que je ne trouve pas le dessin joli… sans nécessairement le saquer pour autant ; parce que la différence entre un gamin de cinq ans ne sachant pas dessiner et une réalisatrice adulte accompagnée de deux musiciennes jumelles tout aussi adultes, c'est que ces dernières sont censées davantage savoir ce qu'elles font et connaître un tant soit peu les conséquences politiques concrètes de leur travail.


Or, voilà que depuis des décennies et des décennies, le monde du cinéma français grand public se pare d'apolitisme en partant du principe que vouloir rassembler, réconcilier, réunir et autres verbes unanimistes… n'est pas un projet politique – que c'est juste du bon sens, en somme, pas de quoi en faire tout un fromage ou tout un saucisson.


C'est contre ça que je m'inscris en faux ; contre cette idée que je trouve au mieux contestable, au pire, complètement dommageable, à savoir faire de l'art comme on organiserait un apéro ou une crémaillère entre amis, dans l'espoir que tout le monde passe un bon moment et que personne ne se sente lésé, troublé ou embêté et qu'on ne cherche à transmettre que des good vibes qu'un genre filmique comme le feel-good movie résume assez bien.


Je me souviens d'un film horrifique que j'ai vu à sa sortie au cinéma et qui m'avait beaucoup marqué à l'époque : Midsommar, d'Ari Aster. Alors que j'étais convaincu que le cinéma d'horreur grand public était indigeste, grossier et abrutissant, Midsommar m'a donné l'occasion d'expérimenter un flux de sensations esthétiques contradictoires : peur, fascination, érotisme, dégoût, joie, mélancolie et d'autres que j'oublie. Alors que je pensais avoir un point de vue abouti sur la question des sectes en général, Midsommar m'a permis d'acquérir une nouvelle piste de réflexion à ce sujet que je n'avais jamais pensé pouvoir explorer un jour : et si la secte était la manifestation ultime du bonheur et de l'harmonie entre les individus ?


Voilà ce que j'attends d'un film : qu'il me fasse percevoir des points de vue inattendus sur tout un tas de questions – y compris les plus banales. Divertimento n'est pas là pour ça, puisque ce film a déjà une conclusion toute prête et cousue de fil blanc, la faute à une réalisation consensuelle où aucune subtilité ne subsiste et à une implication excessive des jumelles Ziouani dans leur propre biopic ; problème analogue à celui d'un film comme Bohemian Rhapsody avec lequel Brian May et Roger Taylor ont eu un gros droit de regard, de sorte à faire du film, un produit pensé pour le plus grand nombre et qui ne flirte pas avec les limites morales du spectateur lambda. En somme, remplir un film de bons sentiments, c'est toujours l'assurance que l'on ne fait pas confiance au spectateur pour qu'il retire d'un long-métrage un sens ou une expérience qui lui sera propre, qui lui sera singulière ; c'est la différence entre l'art et la propagande – aussi excessif que ce mot puisse paraître.


Nox_Obscura
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le 20 mai 2023

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