Avec Dheepan, Palme d’Or du festival de Cannes 2015, la démarche de Jacques Audiard et ses comparses scénaristes consiste à transposer un cadre de réalité sociale éminemment actuel dans un imaginaire de cinéma « à l’américaine » – des dires du cinéaste lui-même, Dheepan serait avant tout un film de vigilante. De cette manière, l’auteur d’Un Prophète entend revendiquer une position apolitique vis-à-vis des thèmes brûlants esquissés à travers le parcours de cette famille de circonstance – un ancien soldat, une civile et une jeune orpheline qui ne se connaissent pas – fuyant la guerre au Sri Lanka, et qui se retrouve parachutée dans une banlieue française minée par la violence. Dheepan proclamerait-il ainsi une forme de souveraineté du cinéma, où les sujets sociaux les plus préoccupants ne seraient pas l’objet d’un point de vue engagé, encore moins d’un discours moralisateur, mais la simple matière d’un imaginaire prétendument neutre ?


Lors de sa projection cannoise, le film n’a pas manqué de susciter des réactions contrastées, certains n’y voyant qu’un objet réactionnaire aux relents idéologiques peu ragoûtants, eut égard à l’image simpliste véhiculée sur les banlieues françaises. Peut-il s’agit-il là d’un faux procès fait à l’encontre d’Audiard, celui-ci postulant – du moins dans son intention – une démarche de film de genre. Dheepan s’assimile en un sens à une variation de western urbain un brin scolaire, où la géographie schématique des lieux (deux blocs HLM qui se font face, l’un investi par les trafiquants, l’autre où se retrouve le trio principal) permet le tracé lisible d’une frontière séparant les « bons » des « méchants », ces derniers étant le plus souvent réduits à des présences abstraites (silhouettes, voix). L’espace et ses « autochtones » sont donc envisagés comme un matériau de pure fiction. La belle idée de cette fenêtre-écran par laquelle le couple principal observe le tumulte nocturne des bandes du quartier, en spectateurs angoissés d’un chaos encore lointain mais déjà menaçant, accentue le processus de fictionnalisation à l’oeuvre.


Seulement, Audiard, en cherchant à raccorder deux pôles antithétiques du cinéma – une tendance américaine, plutôt spectaculaire, mentalisée, et l’autre française, plus encline à un certain vérisme de la représentation –, a recours au truchement naturaliste pour se donner une légitimité, un sérieux d’« auteur », au détriment de sa démarche originelle. Dès lors, l’attitude du cinéaste, consistant à se dédouaner de toute prétention sociologique ou politique alors même que la majeure partie du récit mise sur le ton et l’esthétique de la chronique sociale, n’est pas sans poser problème. Voir dans la représentation de la banlieue esquissée par Dheepan un pur territoire mental, tout autant qu’un espace calibré pour le film de genre, ne semble pas réellement convaincant. Le récit s’attarde en effet plus que de raison à dépeindre sur un mode des plus « réaliste » les interactions entre les protagonistes et ce milieu dans lequel ils cherchent à s’intégrer – il y a donc bien une intention, consciente ou non, de portrait social.


Suprême paradoxe : c’est d’ailleurs sous cet angle que Dheepan convainc le mieux. Dès qu’il se focalise sur les rapports internes de cette famille construite sur le mensonge et qui n’aspire qu’à l'intégration et la normalité, Audiard fait preuve d’une réelle justesse d’écriture. Le film puise en outre ses meilleurs moments lorsque le parcours de ces réfugiés s’ouvre à la réalité qui les entoure – ainsi de Yalini, la femme du héros, la seule à entrer véritablement en contact avec la figure de l’altérité (les séquences avec Vincent Rottiers, entre tension sourde et sensualité larvée, sont admirables). Or, l’ultime quart d’heure du métrage, qui voit le récit dérailler du sentier de la chronique classique, prend l’exact contre-pied de cet élan humaniste. À la faveur d’une pirouette de scénario aussi brutale que bâclée, le film, s’inscrivant enfin dans cette démarche de vigilante postulée à l’origine, se referme sur lui-même, et ce faisant, exclue le monde d’un revers de la main.


Si le récit sacrifie in fine le réel et sa complexité (qu’il mime pourtant scrupuleusement dans ses grandes largeurs) à un fantasme de cinéma de genre, là encore la filiation est purement fonctionnelle. Audiard ne retient de cette influence que la logique primaire du spectacle et de la violence exacerbée, en la dévoyant de l’une de ses finalités : le cinéma de genre dit quelque chose du monde – il est donc fondamentalement politique. Dans Dheepan, ce n’est qu’un accessoire de scénariste – moyen habile pour résoudre l’intrigue en un grand crescendo, mais surtout, échappatoire bien confortable qui justifie l’évitement de toute pensée sur ce qui a été filmé pendant près d’une heure et demie. Puiser dans le réel pour mieux le nier – pas certain que cette démarche soit la plus appropriée pour aborder, ne serait-ce que comme simple toile de fond, des sujets brûlants d’actualité. Cette posture désengagée dont se pare le cinéaste vis-à-vis des thématiques sociales contamine jusqu’à la représentation de la violence, non pas dans son traitement direct (la séquence d’assaut final est filmée comme une hallucination) mais dans sa place accordée au sein de la narration.


Ainsi, en considérant la trajectoire du récit à la lumière de son issue, qui en détermine la portée, rien ne cherche à contredire cette désagréable impression que la violence est non seulement nécessaire, mais par-dessus tout frappée du sceau de la plus totale inconséquence. Trop accaparé par sa quête d’une architecture dramatique efficace, le film finit alors par contredire ce que le parcours du héros tendait jusque-là à mettre en évidence – à une violence qui hante les esprits se substitue un élan sanguinaire qui purge et ne laisse pas de traces. Dans cette unité finale d’une famille, gagnée au prix d’un déferlement de sauvagerie et de mort, Dheepan n’est pas sans rappeler A History of Violence – et leur épilogue respectif se révèle tout particulièrement signifiant quant à l’abîme qui sépare les deux cinéastes dans la qualité du regard porté. Chez Cronenberg, la violence est le refoulé qui refait surface, et le trauma à partir duquel tout va quand même se reconstruire – le film s’achève sur cette note ambiguë, dérangeante. Chez Audiard, elle n’est qu’une étape dramaturgique de plus : un raccord plus tard, on savoure le bonheur d’être ensemble en toute innocence, comme si de rien n’était – image d’Epinal d’une bêtise crasse, qui désamorce tout équivoque. Cette stratégie du « nettoyage » – probablement amenée à susciter le débat – que Dheepan légitime ainsi dans sa dernière partie ne tient pas tant d’une vision du monde potentiellement nauséabonde que d’un ressort scénaristique préoccupé par la seule bonne conduite de son effet. Il n’est pas peu dire qu’en ces temps agités, une telle désinvolture fait tâche.

CableHogue
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le 13 août 2015

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