« Pourquoi soudain on a peur de ce silence et plus encore de ce que ça peut dire »

La thématique de la conciliation, entendue comme l’entreprise qui cherche à réunir au sein d’un ensemble des individus isolés et opposés, occupe une place de choix dans le cinéma de Lucas Belvaux. On se souvient de l’excellent Pas son genre (2014) et du conflit qu’il représentait entre deux façons d’être et d’aimer, renvoyant à terme chaque parti de son côté après des efforts réciproques d’adaptation, également du polémique Chez nous (2017) qui incarnait la lutte intérieure d’une jeune femme qui, pour sortir de la misère, devenait le fer de lance de l’extrême-droite jusqu’à ne plus se reconnaître elle-même.


Des hommes (2021) prolonge cette thématique de façon brillante en redoublant le divorce à la fois des êtres les uns avec les autres, séparés par des histoires de famille, par la guerre puis par le traumatisme, et de l’être avec lui-même, incapable d’accéder à l’unité. Le désordre intérieur donne lieu à un éparpillement du récit et un choc de voix qui adoptent ainsi en principe de composition la narration du roman de même nom de Laurent Mauvignier : le film est constitué d’une suite de flashs qui déstabilisent la lisibilité des personnages et de leurs enjeux et privilégient ainsi l’opacité, la densité, le caractère insondable d’intériorités auxquelles nous n’avons accès que par bribes. Lucas Belvaux réussit le petit exploit de donner vie à une forme bigarrée, imparfaite et en cela parfaite pour transposer au cinéma l’œuvre littéraire : tout trébuche, tout titube et se confond. Nous sommes à l’unisson des pulsations cardiaques et mémorielles de ces individus fantomatiques, ombres d’eux-mêmes ; leur prénom a aussi disparu, remplacé par un sobriquet dont l’origine est tue ou demeure insatisfaisante.


Et pour retranscrire cette guerre qui n’en est pas une, comme l’affirment les soldats, le cinéaste s’écarte des codes et des passages obligés du genre pour capter une errance volatile et cauchemardesque qui, pourtant, sait se raccorder au physique et à la dureté du monde quand il le faut. Il dirige ses acteurs à la perfection, risque l’outrance initiale d’un Gérard Depardieu ou l’effacement d’une Catherine Frot pour mieux, quand les bruits viennent à cesser et que s’installe la nuit, saisir leur angoisse profonde devant des images que l’on ne voit pas et des mots qui ne sauraient dire. Un immense long métrage, fort et âpre, un témoignage capital sur la guerre d’Algérie.

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le 2 juin 2021

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