Cette critique ne se base hélas en partie que sur la version cinéma et non le director's cut, pourtant bien plus pertinent dans l'exposition de son intrigue.


Un homme se réveille dans la pénombre d'une chambre d'hôtel, allongé dans une baignoire. Dans la pièce d'à côté, il ne tarde pas à découvrir le corps sans vie d'une inconnue. Tout porte à croire qu'il en est l'assassin.
Le problème, de taille, c'est qu'il ne se souvient plus de rien. Qui est-il ? Où se trouve-t-il ? Quelle est cette ville dehors qui semble figée dans les années cinquante ?
Alors qu'il erre sans repères dans le dédale d'artères enténébrées de la métropole inconnue, il devient l'unique témoin d'un phénomène incroyable. Soudain, partout dans la ville, tout s'arrête, les gens s'endorment subitement, les voitures s'immobilisent, la circulation et la vie se figent sans raison apparente. Seul l'inconnu est encore conscient pour appréhender l'ampleur du phénomène. A la faveur de cet étrange black-out humain, la structure de la ville elle-même semble se modifier, les bâtiments rétrécissent ou s'allongent, les mansardes deviennent de luxueuses résidences et les palaces rétrécissent jusqu'à devenir de vulgaires taudis. Par quel prodige, tout cela est-il possible ?
Après quelques minutes de cet étrange phénomène, la vie reprend son cours, les vivants reprennent conscience sans se rendre compte des divers changements de la topographie de la ville. Certaines personnes désoeuvrées quelques minutes auparavant héritent désormais d'un immense manoir au sein-même de la cité, leur mémoire n'ayant pas fait la différence car ayant été remaniée par les "Etrangers" durant leur sommeil.
Seul, l'homme amnésique a été témoin de tout cela et des forces obscures qui se sont mis à l'oeuvre durant l'inconscience de tous les citadins. Bientôt, l'inconnu se découvrira un nom, John Murdoch, un passé et une vie de couple en perdition. Suspect numéro un dans une affaire de meurtre en série de prostituées, il est poursuivi par un flic tenace et cynique, l'inspecteur Frank Bumstead. Murdoch se voit de plus traqué par d'étranges individus chapeautés et habillés de noirs déterminés à lui faire la peau. Il doit donc fuir devant ses nombreux poursuivants, quitte à s'échapper de cette ville étrange, si seulement cela lui était possible...


Ce qui frappe au visionnage de ce Dark City, c'est l'urgence de sa mise en scène s'appuyant sur un montage ultra dynamique qui ne permet aucune plage contemplative. Une succession de plans et de séquences rigoureusement découpées pour illustrer le sentiment d'oppression subit par le personnage principal obligé de fuir inlassablement devant cet inspecteur opiniâtre et ces énigmatiques tueurs, des hommes aux teints cadavériques dont les silhouettes longilignes uniformément vêtues de longs manteaux noirs accentuent l'inhumanité.
On retrouve moults clins d'oeil au film noir dans Dark City, ne serait-ce que dans son décorum art déco baroque. Mais aussi dans la figuration de ses protagonistes, que ce soit ce flegmatique inspecteur aux allures de privé désabusé ou ces Etrangers évoquant quelques gangsters de l'ombre portant chapeaux et maniant habilement le couteau, sans oublier la femme de Murdoch (incarné par la sublime Jennifer Connelly), chanteuse de speakeasy dont la beauté lorgne immanquablement du côté de ces plantureuses vamps des films d'antan.
Des influences, Dark City (tout comme Matrix sorti un an plus tard et auquel le film de Proyas fut longtemps comparé) en regorge et n'emprunte pas seulement aux films noirs des années 50.
Au niveau de l'esthétique, le modèle le plus évident est le Metropolis de Fritz Lang, dans ce que les deux films proposent chacun la description d'une cité-monde déshumanisée aux ramifications insensées et ne semblant avoir aucune limite ni frontières (à tort ?). Proyas emprunte ainsi énormément au cinéma expressionniste allemand, la traque de John Murdock dans un labyrinthe de rues obscures hantées par l'ombre de ses poursuivants évoquant quant à elle celle de l'assassin de M le maudit de Fritz Lang.


A cette esthétique rétro-futuriste noire brassant de nombreuse influences se greffe des thématiques purement SF déjà développée ultérieurement dans des oeuvres tels Akira ou même Ubik de Philip K.Dick dont on retrouve ici le propos paranoïaque dans les concepts de mémoires programmées et de réalités truquées. Le fameux pouvoir de synthonisation des Etrangers relevant de la quasi-omnipotence, on ne peut s'empêcher d'y voir un écho certain à ceux autrefois déployés par des personnages tels Tetsuo, Akira et même un certain Jory.
Des Etrangers dont la nature équivoque se posent comme une allégorie des puissances insidieuses, agissant sur l'individu au détriment de son libre-arbitre. Des maîtres se tenant à l'écart du monde des "hommes" n'agissant que dans leur sommeil pour mieux les étudier et en tirer une possible réponse à leur quête de salut.


Le grand tort de l'édition cinéma aura été ce choix stupide des producteurs allant contre l'avis du réalisateur Alex Proyas (qui n'eût pas le final cut) d'introduire le film par la voix-off monocorde du professeur Schreber (incarné par Kiefer Sutherland) qui, lors d'un monologue lourdement explicatif, dévoile dès les premières minutes du métrage la véritable nature des Etrangers, leurs motivations et leurs dons de synthonisation. Un tel procédé, véritable raccourci narratif, tue du même coup tout le suspense envisagé originellement par le scénario de Proyas et Goyer lequel débutait simplement par le réveil d'un Murdoch amnésique et désorienté, le personnage n'en sachant ainsi pas moins que le spectateur. Expurgé dès sa première séquence de ce qui aurait dû constituer le plus grand mystère de l'intrigue, le récit perd ainsi cruellement de son efficacité. Un défaut qui entre-temps aura été corrigé dans une version director's cut du réalisateur, autrement plus pertinente.
Mais malgré ça, Proyas aurait pu donner encore plus d'ambition à son récit, en ne se contentant pas que de filmer une succession de courses-poursuites et de rencontres opportunes. Le film gagne finalement en rythme visuel ce qu'il perd parfois en subtilité narrative et il est dommage que le propos de Proyas ne se borne qu'à rester dans l'allégorique et le téléscopage de thématiques déjà explorées.


Dark City, malgré son intrigante bande-annonce, passa relativement inaperçu lors de sa sortie en salles en 1998 et acquis en l'espace de quelques années une aura de film culte, se posant comme le principal héritier du Metropolis de Fritz Lang et le précurseur d'une science-fiction cinématographique plus mature et immersive, apte à tenir la dragée haute à ses équivalents littéraires.

Buddy_Noone
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le 17 juil. 2014

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