Première question primordiale : Sam Peckinpah, avant d'être le tonitruant cinéaste que l'on connait tous, n'a-t-il pas exercé la fonction de boucher à tout hasard ? Un tel savoir-faire dans la viande, ça doit venir de quelque part quand même, non ?


Car si Croix de Fer impressionne, c'est en premier lieu grâce à son impitoyable représentation de la guerre. Chaque film de Peckinpah est l'occasion pour lui de pousser plus loin ses obsessions formelles pour le chaos et la sauvagerie humaine mais il me semble que c'est sans doute dans Croix de Fer que sa réalisation atteint son apogée.
J'ai terminé le livre A L'Ouest, Rien de Nouveau quelques heures avant de lancer le film et j'ai été complètement sidéré de voir le désespoir et le désordre des batailles si bien retranscrits. Je m'étais précisément fait la réflexion pendant la lecture qu'une telle sauvagerie serait quasiment impossible à dépeindre au cinéma.


La guerre est terrible. Par un extraordinaire travail de montage, Peckinpah parvient à faire ressentir l'anarchie totale qui régnait au front. On passe d'un plan caméra à l'épaule à une fusillade où on tire sur des gens de dos, on lâche un personnage quelques secondes pour fournir quelques vues d'ensembles du carnage avant de le récupérer, en train de poignarder un Russe. Les plans défilent à une vitesse folle et sous nos yeux terrifiés se dessinent le chaos, le vrai.
Les inserts très brèves sur les obus qu'on chargent ou les corps qui tombent, ajoutent une dimension terrifiante tandis que les plans en caméra à l'épaule permettent une immersion supplémentaire. Même les ralentis ne sont pas encore empreints de l'esthétisation qui les caractérisent dans le cinéma actuel ; chez Peckinpah, il s'agit juste d'une manière comme une autre de filmer le tragique au milieu de la sauvagerie. La confusion de certaines séquences est également une intention du réalisateur : ce qui l'intéresse c'est le mouvement, la fuite, le rechargement, les chutes, le sang... Le point culminant de ce massacre sera probablement l'apparition des chars, véritables bêtes de guerre quasiment invincibles.
Il faut voir ce plan où le canon dépasse pernicieusement d'une fenêtre avant que la machine toute entière détruise le mur sans la moindre difficulté...
Devant un film pareil, il est impossible d'envisager qu'une oeuvre comme 1917 puisse être "immersive". Le plan-séquence de Mendes, aussi bien troussé soit-il, est finalement très loin d'être approprié pour filmer le véritable enfer de la guerre. Et je ne parle même pas de l'aspect très "propre" du film (que l'on peut également reprocher à Dunkerque d'ailleurs). Dans Croix de Fer tout suinte la boue, le sang et la sueur.


Chez Peckinpah, il n'y aucune notion d'héroïsme.
Jamais une musique épique ne viendra glorifier les actes des personnages, jamais les soldats ne seront filmés avec grandeur ou compassion. Ici, les héros tuent lâchement, les machines écrasent les cadavres qui pourrissent et parfois, on tire même volontairement sur ses alliés.
Ce refus total de l'héroïsme se voit également dans les scènes dans le bunker (car ce film ne contient pas que des batailles !). Le portrait dressé est totalement nihiliste. Les soldats ne se battent plus pour leur patrie (qu'ils méprisent) mais uniquement pour leur propre survie. Les officiers supérieurs sont des aristocrates outrageusement détachés de la réalité du front et n'aspirent qu'à recevoir des récompenses futiles. Même les rares gestes d'humanité (amour homosexuel entre soldats, sauvetage d'un enfant du camp adverse) sont violemment réprimés par la hiérarchie. Ce nihilisme totale culminera dans le dernier quart du film, qui voit se succéder plusieurs scènes absolument épouvantables où il est difficile de retrouver un seul soupçon d'humanité...


Ce fatalisme exacerbé n'est pas sans revers...Les personnages manquent peut-être un poil de chair pour que le film soit totalement bouleversant. Comme dans ses autres films, Peckinpah est un maître de la mise en scène mais il lui manque peut-être, dans l'écriture, ce zeste de nuance et de vérité qui permettrait au spectateur d'être totalement en phase avec ses personnages (voir la séquence de l’hôpital, un peu bâclée alors qu'elle aurait pu engendre une authentique émotion). Un ou deux longs dialogues supplémentaires entre l'officier prussien et Steiner n'auraient également pas été de refus, histoire de creuser les motivations de chacun.
Mais bon, cette limite peut être également vue sous un autre angle ; dans un film où l'humanité est si absente, il ne reste que l'effroi.

Newt_
8
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le 4 mai 2020

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