Désigné bien souvent comme étant le A bout de souffle nippon, pour avoir été l'un des instigateurs de la Nouvelle Vague japonaise, Contes cruels de la jeunesse est, comme son titre l'indique, une œuvre entièrement dédiée à la jeunesse. Jeunesse d'un cinéaste, certes puisqu'il s'agit de son second film, mais surtout jeunesse d'un public à qui on s'adresse en priorité : pour l'interpeller, le provoquer, le faire réagir. Comme Oshima l'indique lui-même : " le cinéma n’est véritablement politique que s’il remue les profondeurs de l’individu". Il ne faut donc pas s'étonner de voir son film tutoyer des sommets de noirceur, ou de cruauté, car il n'a pas d'autre objectif que de bousculer son spectateur, tant sur le plan thématique que stylistique, afin d'éveiller l'esprit contestataire.


La contestation, elle est clamée d'un point de vue formel, forcément ! Les couleurs vives attirent le regard et laissent deviner une noirceur sous-jacente (jeunesse paumée sous leurs vêtements colorés, hommes d'âge mûr traînant leur désespérance dans des carrioles bariolées...) ; la coloration musicale, très rock'n'roll, annonce déjà la rupture avec ce qui se faisait jusqu'alors ; le va et vient incessant entre caméra portée et gros plan soigné, ou entre intérieurs oppressants et extérieurs chatoyants, accentue la sensation de malaise ambiant ; quant au montage, il multiplie les ruptures de ton et bouleverse un peu plus nos attentes... c'est en réinvestissant la mise en scène, en renouvelant l'expression graphique, que Nagisa Oshima rompt avec la tradition cinématographique nippone et hurle son désir de révolte. Si ses considérations politiques, très à gauche dirons nous, semblent évidentes, il s'emploie surtout à révéler le malaise qui gagne la société dans son ensemble : le miracle économique est là, tout comme l'influence américaine, et pourtant les valeurs humaines s'étiolent en même temps que la violence gronde de nouveau : dans ce Japon d'après-guerre tout se monnaye, se vend ou s'achète, l'Homme ou ses rêves, quant aux revendications, si elles ne se bradent pas, elles finissent réprimées...


Fort judicieusement, au détour de conversation a priori anodines ou des séquences adroitement disséminées (flash infos, etc.), Oshima nous dépeint un contexte social et politique des plus étouffants, dans lequel résonnent les tensions internationales (la relation avec la Corée du sud) et nationales (manifestations étudiantes contre le pacte de sécurité nippo-américain). Une contextualisation qui a son importance puisqu'elle nous éclaire sur la nature même de la démarche artistique entreprise : il s'agira bien d'évoquer le malaise d'une société à travers celui des jeunes protagonistes, Makoto et Kiyoshi.


Nos deux personnages deviennent ainsi les visages des oubliés du miracle économique, les emblèmes d'une société schizophrénique tiraillée entre culture traditionnelle et américaine, vision progressiste et conservatrice, idéalisme et matérialisme. Cette dualité, tacite et pernicieuse, Oshima va l'exprimer clairement, et sans une once d’ambiguïté, en faisant osciller sans cesse son histoire entre désirs de vie et de mort, entre érotisme et violence.


Dès le début, Oshima interpelle et bouscule nos a priori en développant une histoire d'amour à mille lieux des clichés habituellement rencontrés. Si les sentiments attirent nos deux protagonistes, ceux-ci s'empressent d'écrire leurs relations avec les mots de la violence : on se bouscule, on se gifle avant de balancer son partenaire à l'eau. L'amour idyllique, l'harmonie parfaite entre deux êtres, est impossible, semble nous dire Oshima, dans une société qui multiplie les dissensions et brade le bonheur sur l'autel de l'économie de marché. Les premières séquences sont, en ce sens, très explicites : Makoto offre son corps à des inconnus avant que Kiyoshi n'intervienne et les fasse chanter... Plus rien n'a de sens ou de valeur dans cette société d'après-guerre, et la vision que l'on a du corps (de la femme) représente à merveille la déliquescence ambiante : celui-ci n'est plus un symbole de vie, il est réduit à l'état d'objet (sexuel, de consommation ou de chantage).


Mais c'est surtout dans sa représentation de la génération d'après-guerre que le film se montre particulièrement pertinent. Le cinéaste n'idéalise jamais son jeune couple, bien au contraire il fait de leur relation le miroir d'une jeunesse désenchantée qui ne croit plus en rien, et surtout pas en l'espoir de jours meilleurs. La rencontre avec la grande sœur de Makoto, qui est en couple avec un médecin, va révéler avec force ce profond sentiment d'inespoir. Dans une séquence superbement mise en scène, où les couples vont se répondre de manière indirecte, les aînés vont confesser leurs idéaux déçus et leur soumission au système. C'est là où le nihilisme de la plus jeune génération apparaît au grand jour : Kiyoshi et Makoto ne leur ressemblent pas, car ils n'ont jamais eu de rêves à réaliser. Pas de rêve, pas d'idéaux à défendre, pas de combat à mener, simplement des désirs à assouvir.


C'est ce danger, ce risque de voir une jeunesse tellement désabusée qu'elle en perd l'envie de se battre, qui fait réagir Oshima. Et même si Contes cruels de la jeunesse peut paraître inégal, avec des séquences parfois confuses ou manquant d'éclats, il permet néanmoins d'illustrer brillamment l'envers du miracle japonais en nous donnant à entendre les souffrances ou le mal-être de la jeunesse. L'absence d'happy-end prolonge d'ailleurs habilement ce malaise et vient titiller une dernière fois la conscience de son spectateur : faute d'argent, le jeune couple ne peut s'enfuir en taxi. Dans cette société qui se donne au libéralisme, où tout se vend et où tout s'achète, la jeunesse sans idéaux est désormais à l'arrêt.

Procol-Harum
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le 13 avr. 2022

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