Les arcanes de l’imposteur

Une table basse. Un paquet de curly mous, trois Budweiser éventées, un camembert, de la sangria, une boite de Vogalène et une fiole d’huile de ricin.

-Bon Gaspard, on sait comment tu fonctionnes, mais si tu veux qu’on te finance, il faut quand même que tu nous en dises un minimum
- Minimum : un mot clé. On va verrouiller au max la com sur le film. Buzz de fou.
- D’accord, bonne idée. Pas de pitch avant Cannes, on peut même faire circuler des rumeurs. On leur dit que t’as tourné en 15 jours
- Sans scénario
- Sans… Ah oui, quand même.
- C’est un trip, mec. Une expérience. Tu vas pas t’en remettre.
- Mais je peux voir quelques séquences quand même ?
- Pas possible. J’ai pas terminé le montage.
- Mais la projection est dans 48 heures !
- Justement. Tu leurs dis que je mixe encore. Ils vont adorer.
- Ok, le CM est sur les rangs. On te photographie dans l’avion qui va à Cannes, tu filmes la salle de la Quinzaine pleine à craquer. Mais t’as quelques indices, quand même ?
- Ouais, bien sûr : Sangria, France, Dieu.
- Oh putain.
- Tu crois quoi. Ils veulent du Noé, ils vont en avoir.
- Donc c’est dans ton esprit habituel ?
- C’est la quintessence de mon cinéma. Du fan sévices, mec.
- Y’a des caméras à l’envers ?
- Plein, en plan-séquence.
- Du sexe ?
- T’as pas idée. Partouze, inceste, échangisme. J’ai même réussi à écrire des dialogues interdits aux moins de 21 ans.
- De la drogue ?
- Mon film EST la drogue, tu comprends ? C’est de la Sangria au LSD. J’ai ajouté des infrabasses et des cris pendant 80 minutes histoire d’être bien sûr que la synesthésie soit exhaustive.
- Bien, bien, ça sent la projection électrique sur la Croisette.
- Éclectique, mec. Ça va déchirer l’écran. Et j’ai la provoc ultime pour la première partie.
- Vas-y.
- Des livres, mec. Et des VHS. Des étagères de name dropping à faire bander tous mes fans. C’est quand même plus simple de citer directement que de faire dans le symbole.
- Mais ils auront le temps de tout voir ?
- Alors là, t’inquiète pas. Au centre de l’étagère, un vieil écran cathodique avec des entretiens filmés. Genre ça parle d’un projet avec du mystère. Ça va parler comme t’as même pas idée.
- Mais après ?
- Après, on fout une belle scène de danse, genre vraiment classe. J’ai mis une semaine à la tourner.
- Une semaine ?! Mais le tournage a duré…
- Et après ça parle encore, mais genre en dialogue, tu vois. Un truc hyper long, super chiant, avec toujours cette musique derrière. Mais hyper vulgaire aussi.
- La provoc, quoi.
- De ouf. Les spectateurs attendent, mais ils oseront jamais se faire chier. Parce qu’ils savent. Que c’est moi derrière, que y’a de la promesse en barre.
- Et après ?
- Après, générique de fin.
- NAN.
- SI.
- Je m’incline, mec. Et sinon, formellement, tu expérimentes un peu ?
- Je t’ai dit qu’il y avait des séquences entières tournées à l’envers ?
- Oui
- Avec des partouzes des cris de douleur de la musique en même temps ?
- Euh… oui, aussi.
- Ben voilà. Et donc, Climax oblige, on mixe tout avec des lacérations, du vomi, un enfant toasté au transformateur électrique, des fractures, un black qui hurle, un peu de neige, de l’urine, des lumières vertes, une brune qui hurle, des lumières rouges, de la morve, une boule à facette, une blonde qui hurle, des plans-séquences hyper longs, des basses, un gamin qui hurle plus du tout.
- Ouah.
- VIVRE EST UNE IMPOSSIBILITÉ COLLECTIVE, mec.
- Si t’aimes pas le film, c’est que t’es vieux. Si tu le rejettes, c’est que t’es touché. Si tu le condamnes, c’est que t’es fragile. S’il te révolte, c’est qu’il a gagné.
- MOURIR EST UNE EXPÉRIENCE EXTRAORDINAIRE
- Je comprends mieux ton sourire.
- Et c’est un film FRANÇAIS. On m’attendait.
- Quoi qu’il arrive, tu vas cartonner. Putain, mec, putain.

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