J'ai regardé "Cléopâtre" comme on visite un monument historique : en faisant des pauses, des retours en arrière et en ayant la formidable impression d'être le premier à le découvrir.

L'avantage des grands classiques, c'est que personne ne les gâche jamais en les racontant, parce qu'il est presque inconcevable de ne pas les avoir vus. Eh bien je n'avais jamais vu "Cléopâtre" et j'ai donc été soufflé durant les quatre heures que dure la version longue (il me fallait bien ça).
Que les choses soient claires : j'adore les vieux peplums, j'adore l'histoire antique et particulièrement celle de Cléopâtre, j'adore les fantasmes que l'Occident attache au personnage depuis bientôt deux mile ans, j'adore le traitement que le cinéma fait de cette histoire depuis qu'il existe. Et si j'avais vu de nombreuses Cléopâtres auparavant (celle de Roddam, celle de Chabat, celle d'Uderzo, le "Jules Cesar" de Mankiewicz, etc.) je n'avais encore jamais vu celle-ci, la plus mythique de toutes. Le terrain était donc particulièrement favorable, même si j'avais une idée un peu vague de ce que j'entrepenais : je m'attendais à découvrir le triomphe du kitch, le parangon du film dont la réputation s'est bâtie sur quelques personnalités capricieuses et sur l'énormité de son budget.

Eh bien, non. "Cléopâtre" est un vrai grand film, extraordinairement bien réalisé. Et j'en veux pour preuve la scène absolument époustoufflante de l'entrée de la reine d'Égypte à Rome, véritable merveille de construction spatiale et de précision millimétrique, qui serait tout à fait digne d'être présentée en école d'architecture comme un parfait exemple de mise en scène.
Je me suis bien demandé si les organisateurs égyptiens de la cérémonie étaient venus quelques mois avant le grand défilé à Rome pour mesurer la largeur et la hauteur de l'arc de triomphe afin de s'assurer que l'énorme sphinx de granit qui sert de voiture à la plus belle des créatures terrestres, la grande dame de perfection excellente en conseil, ne serait pas erafflé par une corniche mal placée (comme dans "Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ") mais très vite mon scepticisme a fait place à de l'admiration pure en découvrant le trône articulé et lesté qui permet à notre auguste incarnation d'Isis de rester parfaitement droite sur sa petite chaise à dosseret doré tandis que ses esclaves noirs et musculeux descendent, parfaitement synchronisés, les marches d'électrum qui la mèneront vers le trône de César. Et le clin d'œil, ah, le clin d'œil...

Et puis, il y a aussi la scène de la barge, fête somptueuse et décadente où se dessinent les relations complexes qu'entretiendront Marc-Antoine et Cléopâtre jusqu'à la fin du film... relations dont la tension culmine dans le fameux : "I asked it of Julius Caesar. I demand it of you !". Elizabeth Taylor, impériale, loin de la petite fille capricieuse qu'elle incarnait au début du film, lorsqu'elle venait (à juste titre) vilipender les soldats romains d'avoir incendié sa bibliothèque, incarne une reine sûre d'elle mais déjà vaguement consciente de sa chute prochaine, essayant de lutter contre l'Histoire pourtant déjà toute tracée.

Bref, ce film est une succession de moments mythiques, liés par quelques transitions parfois un peu pénibles et un peu longues, qui forment autant de tableaux mythologiques particulièrement efficaces. Qui ne rêverait pas de la possibilité étourdissante de construire un décor gigantesque tout de carton doré et de soieries diaphanes pour y faire évoluer l'une des plus belles et plus plantureuses femmes que la terre ait portées ? Mais qui saurait rester lucide ? Mankiewicz réussit l'exploit de ne pas se laisser dominer par sa démesure et conserve la précision et la rigueur du grand cinéaste qu'on connaît. Pas étonnant, donc, que ce film ait gagné un statut de monument.
Anonymus
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le 23 juil. 2011

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Anonymus

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