Cinéaste du verbe par excellence, Emmanuel Mouret renouvelle sa croyance au pouvoir évocateur du mot afin de revitaliser les sonorités sans doute bien trop familières du discours amoureux. À l’instar des illustres orfèvres de la langue française (Rohmer, Truffaut...) et des impétueux défenseurs d’un cinéma de langue vivante (Hong Sang-soo, Ryusuke Hamaguchi...), il vise l’émotion authentique, celle qui grandit à travers le circuit de la parole et son cortège de non-dits, avant de s’imposer comme une évidence dans le cœur de tous, sans esbroufe ni surenchère. Avec Chronique d’une liaison passagère, en s’intéressant à une liaison extraconjugale condamnée à ne pas durer, il se préserve des débordements romanesques et du cadre rigide propres au film romantique (pas de sous intrigues ou de lieu commun encombrants) afin de donner toute son importance au dialogue amoureux, aux dialogues savoureux, à une forme de légèreté qui serait nous dévoiler les contradictions d’une relation compassée à force d’être institutionnalisée.


Ici, d’ailleurs, rien ne sera institutionnalisé, le contexte socio-professionnel des personnages étant relégué en hors-champ afin de laisser toute la place au fugace, à l’inattendue, à ceux qui badinent avec l’amour et refusent de “tirer des plans sur la comète”, comme ce libertinage soudain qui ne prononce pas le mot “amour” de peur de se prendre trop au sérieux. De peur de tomber dans ce cinéma institutionnalisé où tout est guimauve, violon et prévisibilité. Les personnages, d’ailleurs, nous préviennent dès les premières minutes, comme Simon qui se dit "sensible aux infusions” et Charlotte qui revendique son dégout de tout débordement passionnel... Rien ne va déborder, donc, dans ce film où les sentiments infusent doucement, comme cette tasse de thé sur laquelle on souffle de peur qu’elle soit elle-même trop brulante. Rien ne sera enflammé et flamboyant dans ce film qui, mine de rien, cite Ozu en arrière-plan et l’importance de la retenue nippone pour mieux privilégier la litote à l’hyperbole, les chemins de traverses suggestifs aux autoroutes narratives sur lesquelles on pousse ardemment le spectateur. À l’instar des chansons que l’on entend, Chronique d’une liaison passagère sait habiller sa gravité des atours charmants de la légèreté, laissant le soin au spectateur de deviner le drame qui couve sous les apparences et les postures, la douleur que l’on refuse d’avouer, notamment lorsqu’un zoom-avant piège un visage mélancolique dans un silence pour le moins expressif.


Le grand mérite, ainsi, de* Chronique d’une liaison passagère* sera de prendre à rebours les codes du film romantique tout en les détournant avec malice : le rapport de sexe est inversé (Charlotte est entreprenante et désinhibée, tandis que Simon est un vrai/faux sérial séducteur, féminin à 80% et brute à 20%), tandis que les lieux romantiques flirtent avec la parodie (les balades à vélo, les chambres d’hôtel, les rues de Paris...). Mais l’exemple le plus parlant demeure sans doute la réappropriation maligne que nous fait Emmanuel Mouret de cet éminent symbole romantique qu’est l’élément naturel : la nature se fond dans le cadre urbain parisien, unissant la terre avec l’artifice humain, ce qui nous semble profondément authentique avec une forme superficielle apparente. Mais comme le dit Charlotte à Simon, le fruit de l’imagination humaine est aussi naturel que les champs et les arbres, son artifice n’empêche pas le vrai ou l’authentique. Une dissonance de point de vue que le cinéaste va travailler et amplifier en jouant habilement sur les mots et leur polysémie : la parole de l’un n’est pas toujours comprise par l’autre, le quiproquo devenant le moteur de leur relation.


Une dissonance pourvoyeuse d’humour, évidemment, comme nous le rappellent ces nombreuses séquences où le grand sérieux de l’un se heurte à la totale incompréhension de l’autre : la grande tirade de Charlotte à l’égard de la passion laissant coi son compagnon, le moment lecture imposé par Simon en pleine séquence de séduction décontenance ses partenaires... des échanges qui prennent vie dans un cadre culturel toujours bien identifié (bibliothèque, musée...), renforçant ainsi joliment l’idée de personnages conversant sur ce qui se joue dans leur esprit : on s’auto-analyse comme pour se mettre à distance avec ses affects, on prend à partie le spectateur sur ses pensées ou états d’âme... un stratagème qui offre à Mouret la possibilité d’écrire un récit amoureux intimiste sans être pompeux, touchant sans oublier d’être tendre et léger.


Un stratagème, surtout, qui permet au cinéaste de mener en creux une réflexion véritablement moderne sur le couple, à travers notamment la notion du “jeu” : Si rien ne les oblige, Charlotte et Simon jouent à fond la relation libertine, jouent sur des règles bien définies (pas d’engagement, etc.), jouent à se voir en cachette, jouent sur les mots autant que sur les sentiments, jouent à être ensemble pour jouir tout simplement. Une dimension ludique permise aussi et surtout par la complicité évidente des deux partenaires de jeu, Sandrine Kiberlain et Vincent Macaigne. Un jeu de l’amour et du hasard qui prend fin, toutefois, lorsque la relation à trois débute : l’arrivée de Louise fait exploser le faux couple, repousse sur un coin du canapé Simon, seul et un peu bêtement prisonnier de son “désir d’élégance”. Le jeu permet ainsi de brosser avec humour le portrait de ces adultes un peu gauches, éternellement inquiets de leur pouvoir de séduction : comme dans l’excellente scène du vestiaire, citant explicitement le club de squash d’Annie Hall, où Charlotte raconte l’effet qu’elle produit encore sur un jeune homme, tandis que Simon ronge son frein en silence. On n’exprime pas de jalousie, évidemment, cette vulgarité qui viendrait enfreindre les règles du jeu et perturber l’élégance du “je”.


Dans cette carte du Tendre, pétrie d’atermoiements et de valses-hésitations, les mots ne sont pas plombant ou névrotiques, mais plutôt érotiques, pourvoyeurs de vie : ils entrainent les gestes, les caresses, les baisers et surtout les plans-séquence. Cette mise en mouvement constante, du cinéma, des dialogues et de la musique, exprime avec tact l’histoire douce-amère de personnages qui ne cessent de se manquer. Mais elle offre aussi au spectateur la possibilité de participer au jeu également, en étant attentif aux mots et aux non-dits, aux détails disséminés qui pourraient nous révéler la présence d’un amour tue ou, au contraire, fermer définitivement cette parenthèse que l’on sait éphémère. On est baladé, constamment, par la chronologie des faits et les surprises en pagailles, on est placé au centre d’une valse dont nous sommes les témoins privilégiés : pour apprécier l’authenticité des émotions qui s’expriment, la joie d’avoir échappé aux scènes de la vie conjugale (comme chez Bergman), la douleur de voir le bonheur vous filer entre les doigts, ou l’espoir insensé de pouvoir le retrouver à la faveur d’une dernière course, d’une dernière danse...

Procol-Harum
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le 20 sept. 2022

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