Dès le début des années 80, Stephen King goute les joies de sa popularité à travers le monde. Ses livres se vendent comme des petits pains et en font déjà le nouveau roi incontesté de la littérature horrifique. A l'aune de son succès, et depuis le carton publique et critique du Carrie de Brian De Palma, la majorité des best-sellers de l'auteur se voient illico adaptés au cinéma, les studios voyant dans son oeuvre une véritable manne à exploiter. Parallèlement à son statut d'écrivain, King devient un homme d'affaires et son nom une marque, il se fait autant de relations dans le milieu de l'édition qu'à Hollywood. A cette époque, il carbure à 100 à l'heure, éclusant des bières par pack de dix et s'offrant des rails de coke à faire pâlir Keith Richards. C'est dans cet état, les narines en sang, qu'il écrit Christine, un pavé de 500 pages au concept improbable et à l'intrigue diluée dans une foule de digressions et de redondances. Publié en 1983, entre le recueil Différentes saisons et le roman Simetierre, Christine reste probablement un des livres les moins réussis de son auteur lequel n'a d'ailleurs jamais caché l'avoir écrit pour se faire plus d'argent. C'est pour cela qu'avant même sa publication, King en envoya un manuscrit à son ami Richard Kobritz (déjà producteur des Vampires de Salem) dans le but d'en tirer rapidement une adaptation cinématographique.


Quand Kobritz demande alors à King quel réalisateur il verrait le mieux porter à l'écran son histoire, celui-ci pense évidemment à George A. Romero. Mais la carrière du réalisateur de Zombie n'étant alors plus ce qu'elle était, King propose plutôt John Carpenter. Ce dernier vient d'essuyer un échec commercial retentissant avec The Thing ce qui a eu pour conséquence de le placer au ban des studios et de se voir débarquer du projet d'adaptation de Charlie, par ailleurs un autre roman de King (et qui sera finalement confié au moins talentueux Mark L. Lester pour une adaptation bâclée). Traité comme un pestiféré pour avoir réalisé l'un des plus grands films d'épouvante de l'histoire, Carpenter voit en la proposition de réaliser Christine, l'occasion inespérée de montrer patte blanche aux studios en faisant un film plus grand public et moins sanglant. Hors de question cependant pour lui de jouer les mercenaires de la pellicule et de filmer à partir de n'importe quel script. Il contacte le scénariste Bill Phillips avec lequel il avait travaillé sur l'adaptation de Firestarter et tous deux co-écrivent un script en quelques semaines. Les deux hommes s'emparent du roman de King, en éliminent les nombreuses digressions et quelques éléments qu'ils jugent inutiles (dont les apparitions zombiesques de LeBay sur la banquette arrière de la voiture), et en modifient plusieurs passages (dont la conclusion). Tout un travail de sape qui permet au cinéaste de s'approprier la commande et d'élaborer un film qui lui ressemble.


Arnie Cunningham est l'archétype du lycéen mal dans sa peau et malmené par ses camarades. Son seul ami est Dennis, le capitaine de l'équipe de football et beau gosse populaire du lycée, qui passe son temps à défendre Arnie des agressions d'une bande de brutes congénitales. Inséparables depuis leur enfance, les deux amis trainent souvent ensemble sur le chemin du bahut. Un jour, Arnie tombe par hasard sur une Plymouth Fury 1958 reléguée à l'état d'épave dans le jardin d'un vieillard antipathique, Roland LeBay. Fasciné par la voiture, que LeBay a baptisé Christine, Arnie décide de l'acheter, au grand désarroi de ses parents et de son meilleur ami. Passionné de mécanique, Arnie passe un accord avec Darnell, un vieux garagiste mal embouché, pour qui le jeune homme accepte de travailler en échange d'un emplacement où il peut retaper sa voiture. Au fil des semaines qui suivent, les proches d'Arnie remarquent le changement de comportement du jeune homme au contact de la voiture. De froussard, effacé et introverti, Arnie devient cynique, vulgaire et sûr de lui. Au grand étonnement de tous, le jeune homme séduit même Leigh, la fille la plus populaire du lycée. Soupçonnant quelque-chose d'anormal et s'inquiétant pour son ami, Dennis décide d'enquêter sur le passé de Christine et de son ancien propriétaire.


Sorti en 1983, quelques mois seulement après la parution du roman éponyme, Christine a longtemps été considéré comme un film mineur dans la filmographie de son réalisateur. Il faudra attendre longtemps pour que ce teen-movie fantastique soit reconsidéré à sa juste valeur et gagne ses galons de film culte. Car s'il ne bénéficie pas de la même aura que The Thing et Halloween (pour les films de Big John) ou Shining et Carrie (du côté des adaptations de King), il est impossible aujourd'hui de nier les mérites d'une adaptation si réussie qu'elle occulte complètement son modèle littéraire. En s'appropriant l'intrigue élaborée par King, Big John élaborait ici la métaphore d'une véritable histoire de passion amoureuse... et d'obsession. Prenant garde à dépouiller l'intrigue de tout ce qui encombrait le roman (le fantôme de LeBay, l'enquête policière et l'histoire de Darnell) tout en y ajoutant quelques idées (dont cette utilisation de vieux tubes pour faire s'exprimer Christine), Carpenter s'intéresse ici plus que tout à Arnie et au lien qui l'unit avec Christine. La voiture (simplement diabolique chez King) est ici plus le symbole des premiers atermoiements amoureux, de la relation toxique et de la jalousie qui ravage parfois les coeurs trop tendres. L'obsession que voue Arnie pour sa voiture équivaut à une véritable drogue et transforme le jeune homme en quelqu'un d'autre, totalement dépendant de l'objet de son affection/addiction. C'est la voiture qui manipule ici son propriétaire et resserre son influence malsaine jusqu'à le pousser à s'éloigner de ses proches... et à se venger de ceux qui l'ont toujours malmené. La paranoïa et la contamination du mal, au centre de l'oeuvre de Big John, trouvent à nouveau dans la trajectoire fracassée d'Arnie et sa subtile métamorphose, une valeur tout aussi déterminante que cohérente. Mieux encore, le cinéaste se plait à nimber son film d'une symbolique des plus dérangeantes, évoquant par quelques séquences a priori anodines, l'acte amoureux d'un adolescent (voir comment Arnie bichonne et caresse sa voiture), le viol (le saccage de la voiture par la bande de Buddy) et le meurtre (la tentative d'étouffement de la rivale Leigh). La métaphore romantico-érotique atteint son paroxysme lorsque Carpenter décide de filmer la reconstruction spontanée de la voiture le plus sensuellement possible, comme un authentique strip-tease que ferait Christine pour éblouir son amoureux. La musique sexy utilisée dans la scène ne fait alors qu'appuyer l'analogie voulue par Carpenter, Christine est un film sur la manipulation et la dépendance amoureuse d'un jeune puceau qui découvre le sexe et LA femme, celle qui efface toutes les autres. En fin de métrage, le cinéaste ira jusqu'à donner à Arnie le faciès blafard et le regard hanté d'un véritable possédé (ou d'un junkie au dernier degré) quand ce dernier expliquera à Dennis le lien surnaturel qui le lie à sa voiture, le temps d'un monologue enflammé, formidablement déclamé par l'acteur Keith Gordon : Laisse-moi te dire ce que je pense de l’amour Dennis. L’amour à un appétit vorace. Il te bouffe tout. Les amis, la famille. Tout ce que ça bouffe, ça me sidère. Mais ce que je sais maintenant… c’est que si tu le nourris bien, ça peut devenir une belle chose. Et c’est ce qui nous arrive. Quand tu es sûr que quelqu’un croit en toi, tu peux tout faire. Faire tout ce dont tu as envie. Et si en plus tu crois toi-même en l’autre, mon vieux…. Alors attention le monde, personne ne pourra jamais t’arrêter, jamais !


En terme de réalisation, Christine figure assurément parmi les plus grandes réussites du cinéaste. S'appuyant sur la superbe photographie de Donald M. Morgan, le cinéaste fait preuve d'une virtuosité technique remarquable, la fluidité de sa mise en scène n'ayant d'égale que le dynamisme du découpage. Impossible de ne pas être bluffé encore aujourd'hui par les qualités esthétiques du film tant Carpenter varie à merveille les différentes techniques de cadrages, alternant travellings, panoramiques et filmage à la première personne. On oubliera pas de sitôt la fameuse scène de la régénération de Christine sous les yeux médusés d'Arnie, ni même cette formidable course-poursuite nocturne où, dévorée par les flammes, la Plymouth semble littéralement sortir de l'enfer. Dans un registre moins impressionniste, la scène où Arnie menace son père en l'étranglant, particulièrement dérangeante, illustre à merveille la volonté du réalisateur d'orienter le film vers une violence plus psychologique que graphique. Ce fut d'ailleurs une constante dans l'essentiel de son oeuvre : connu pour être un des plus grands réalisateurs de films d'horreur, Carpenter est aussi celui dont les films sont souvent les moins gores (à quatre exceptions près : The Thing, Prince des ténèbres, Vampires, Ghost of Mars). Très loin des débordements horrifiques de The Thing et à l'image de la sobriété d'Halloween, Carpenter mettra ici un point d'honneur à éviter les effets sanglants et privilégiera plutôt la suggestion pour les quelques mises à morts du film. Se remettant pour l'occasion à ses instruments, il composera un score atmosphérique saisissant, appuyant à merveille la dimension fantastique du film. Il est alors étonnant de savoir que Big John lui-même considère son film d'un oeil encore trop critique, jugeant son adaptation un rien édulcorée. Car si Christine n'est certes pas le film le plus terrifiant de l'histoire, il n'en reste pas moins un formidable film fantastique et certainement une des meilleures adaptations de King. Pas mal pour un petit film de voiture hantée.

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le 4 nov. 2020

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Buddy_Noone

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