“If you've seen one you've seen them all.” : Affirmée par les trois personnages, cette sentence sans appel sur le film de l’âge d’or hollywoodien peut évidemment s’appliquer à la comédie musicale dans son ensemble : une intrigue cousue de fil blanc, prétexte au lien entre des numéros chantés et dansés exaltant la victoire de l’amour et du technicolor.

Tout cela est vrai. Comment expliquer, dès lors, que Singing in the rain soit restée la plus célèbre d’entre elles ?

Pour commencer, l’intelligence de son écriture. Le métadiscours n’est pas une révolution dans le genre, il en était déjà largement question dans Tous en scène : les artistes parlent avant tout de la façon dont ils travaillent leur performance artistique. Mais dans cet opus, il est moins question de musical que de cinéma : lorsque l’âge d’or de 1952 se penche sur la naissance du parlant en 1927, c’est l’occasion d’un regard attendri et enthousiaste sur les coulisses de l’usine à rêve : incidents techniques, gestion d’une révolution qui bouleverse la production (demandez à Chaplin ce qu’il pensait des talkies…) et gag en cascade émaillent le récit.

Mais l’abandon du muet génère aussi une mise au jour de tout ce qui était tu jusqu’alors. Singing in the rain est en cela un film sur la supercherie : en dévoilant ce que disaient les acteurs lors des tournages, en expliquant le système du doublage et de la synchronisation, le cinéma admet être un mensonge virtuose. Tout le film explore cette notion, dès la première biographie révisionniste de Don Lockwood, double à peine masqué de la star Gene Kelly, à la fausse carrière dramaturgique de Kathy ou les idées illusionnistes de Cosmo : la légende dorée se construit sur du toc, à l’image du couple de stars idéalisé qui s’oppose à celui d’amants qui ne cessent de s’écharper pour accéder à la vérité de l’autre.
Vertige infini, le film creuse cette double idée : en dévoilant les supercheries, on accède à la vérité (Don démasque Kathy, Cosmo lève le rideau sur elle et sa voix) ; mais en en créant, on rend cette vérité plus belle encore : par le doublage, la création d’un spectacle, le ballet Broadway Melody, fantasme à l’intérieur duquel on va jusqu’à créer un rêve, la danse avec Cyd Charisse et son voile aussi long que ses jambes son sveltes. On notera à ce sujet que la voix de Jean Hagen, jouant l’horrible Lina Lamont, était à ce point suave que c’est elle qui double Debbie Reynolds (jeune actrice de 18 ans dont l’accent texan était assez malheureux) lors de la scène où elle lui prête sa voix !
Tout cela sans avoir parlé de la danse et des chants : ceux-ci se passent de mots.
Singing in the rain est l’incarnation absolue de la joie. Sur ce canevas magique de la comédie musicale, qui veut que certains indices d’une scène vécue conduisent à la construction d’une partition musicale et de pas chorégraphiés à la perfection, le film procède par extension : avec lui, on saura faire rire, dire bonjour, déclarer sa flamme, tourner en dérision l’enseignement trop rigide de la diction et faire de la pluie son alliée. Ce n’est pas pour rien si cette scène mythique est devenu l’une des plus emblématiques du 7ème art : elle matérialise le ruissellement émotionnel du personnage qui sait avec une grâce unique au monde contaminer le réel de sa félicité.

Dans un monde où l’on tombe du ciel directement dans une voiture, où l’on surgit d’un gâteau ou traverse les murs, le bondissement est l’expression reine : le trio gagnant nous prend par la main et nous entraine dans une course folle, où l’on subjugue par les prouesses chorégraphiques tout en vous donnant cette illusion suprême d’être synchrones avec votre propre danse émotionnelle.

“If you've seen one you've seen them all” : peut-être : mais s’il n’en reste qu’un, ce serait celui-là.


Genèse du film, anecdotes de tournages et analyses : https://youtu.be/RH5yJNCExoU

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le 17 sept. 2022

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