Ceux qui travaillent est une douche froide qui, chaque jour, relance cette routine dans laquelle l’urgence est absorbée. Une douche froide qui assimile, dans un ensemble de rituels bien définis, ce que la vie peut contenir de fragile et d’aléatoire. Prendre sa douche donc, puis s’habiller, déjeuner et réveiller les enfants avec la douce odeur d’un café livré à domicile, à l’instar des containers qui, par millions, glissent sur les mers et les océans. À l’instar des croquettes de poisson dans les bacs réfrigérés des grandes surfaces. On ne se demande jamais comment ils sont arrivés là, ou du moins on le suppose, on y pense plus. C’est presque magique. Et le propre de la magie réside justement dans l’absence de sens critique, de questionnement de la réalité perçue.


Alors le système en tant que construction sociale à dimension collective se voit redoublé par un autre système, un système de nature individuelle, une bulle existentielle faite de repères, de paroles et de postures que Frank a appris sur le tas, dans une trajectoire d’élévation. Du moment que les deux systèmes coïncident, tout va bien. De l’harmonie ainsi obtenue – entre un travail aux retombées collectives et une action individuelle sur le monde – découle même un bonheur qui ne peut, dans le cas du protagoniste principal, s’exprimer que par le souci de pourvoir aux besoins de sa famille. Ce faisant, le réalisateur raccorde la valeur du travail à celle des laborantes du Moyen Âge : travailler exige la réalisation de tâches pénibles et épuisantes pour un corps et un esprit mobilisés sans relâche.


Puis un jour, la bulle éclate. Percée de l’intérieur. Nul hasard si le film s’ouvre sur un réveille-matin qui lance dans la chambre ses sonorités stridentes : il narre, en fin de compte, l’éveil d’un homme à sa propre conscience, homme qui, jusqu’alors, sommeillait dans l’épuisement. Car Frank avait l’illusion du mouvement : les nombreuses scènes de caméra embarquée nous le donnent à voir au volant de sa voiture, symbole traditionnel de l’émancipation et qui, ici, se charge d’une signification contraire et incarne son enfermement dans des trajets de l’ordre de l’automatisme. Une voiture haut de gamme qui bénéficie, en outre, d’une boîte de vitesses automatique ! Ceux qui travaillent est le récit d’une aliénation qui a, en chemin, rencontré l’auto-aliénation : étranger aux siens et pourtant ingurgité au point de disparaître dans sa maison, Frank évoque le personnage façonné par Albert Camus dans L’Étranger : un corps qui se déplace régi par ce fonds inconscient d’humanité qui le raccorde in extremis au genre humain. Pour l’incarner, un Oliver Gourmet magistral qui réalise ici l’une de ses performances les plus fortes et déstabilisantes.


Avec son premier long-métrage, Antoine Russbach détricote le geste humain pour en exhiber sa mécanique quasi robotique, livre un scénario à la fois asphyxiant et rempli de trous dans lesquels le spectateur engouffre son émotion et ses angoisses. Il a surtout l’audace de proposer une œuvre aboutie qui n’a de cesse de se remettre en cause, de refuser le didactique pour lui préférer l’incertain. En ce sens, il suffit de considérer la clausule dont la radicalité n'a d'égal que la pertinence dramatique. Une œuvre que l’inachèvement intrinsèque rend paradoxalement achevée. Un très grand premier film.

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le 5 sept. 2019

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