Un murmure d'amour, un murmure de haine ou le bel iconoclaste

Au chapitre 13 de la première aventure de James Bond écrite par Ian Fleming, on peut lire ces phrases: "Le Chiffre heurta le sabot, en tira une carte. Elle allait décider du sort de 007. Il la retourna lentement. C'était un 9, un splendide 9 de coeur. Pour les tireuses de cartes, cette carte était un murmure d'amour, un murmure de haine. Pour Bond, elle était la promesse d'une victoire presque assurée".
Ce passage convient particulièrement à ce nouveau volet des aventures de 007 qui misent sur un reboot pour être mieux vues des critiques et pour s'acquérir un plus large public. Les reboot n'ont jamais bien réussi à Bond et sont souvent restés des suites ignorant leur nature révolutionnaire première: Vivre et laisser mourir, Rien que pour vos yeux, Goldeneye. Voilà un film qui a le courage mais aussi l'audace de consommer l'impensable reboot impossible. La promesse d'une victoire presque assurée car, si les nombreux bouleversements occasionnés choquent, créent l'ire justifiée des inconditionnels de la première heure, le film reste agréable à regarder et procure même un plaisir immense. Agréable qui se sait agréable et se permet d'être philistin, Casino Royale souffle sur le spectatorat un murmure d'amour, un murmure de haine.


Un murmure d'amour


Après un Goldeneye où il rongeait son frein, voici Martin Campbell de retour, à qui l'on donne carte blanche (merci Jeffery Deaver!).
Il décide donc de trouver des lieux exotiques (Miami, Montenegro, Madagascar) et donne corps à la ville fictive de Royale-les-Bains bien qu'il ne la situe plus en France.
Sorti victorieux de ce premier défi face à la fiction, il s'avance sans ciller vers l'autre grand moment de bravoure: la partie de carte qui occupe la majeure partie du roman. Conscient du caractère bancal du roman, il invente une raison liée à Bond pour amener Le Chiffre à cette partie et équilibre la fin qui tient déjà lieu de longueur dans le roman de Fleming. Le film ne sera pas inégal, il sera long et parviendra à exploser le record de durée d'un volet inégalé depuis 1969 avec Au service secret de sa Majesté, tout en donnant un ressenti plus rapide et plus fluide. Être fluide ne faisant pas tout, la pédagogie de Campbell sert l'histoire en faisant entrer progressivement le nouveau public dans l'univers bondien - mettant en scène la séquence dite du Gunbarrel pour expliquer ce qu'elle représente et signifie - et introduit tous les spectateurs dans les arcanes du poker en mettant plusieurs menues parties en scène - avec ou sans cartes - pour arriver à la majeure dont le spectateur comprend alors aisément le suspens et les enjeux. Sa pédagogie est telle que le film servira la cause du poker qui se découvre plus d'admirateurs que jamais et qui voit ses ventes de jeux de cartes et jetons exploser.
Outre son exceptionnelle pédagogie, Campbell, sans peur malgré les reproches, s'aventure sur le terrain des records. Celui de la durée évoqué plus haut mais aussi celui de la cascade. En effet, aucune cascade bondienne n'avait été rajoutée au Guinness des records depuis l'incroyable 360° en voiture de L'Homme au pistolet d'or de 1974 ! Casino Royale s'y inscrit, en bon iconoclaste, de façon involontaire par le nombre déchaîné de tonneaux accomplis par l'Aston Martin de 007 lorsque ce dernier sort d'un virage pour éviter Vesper, laissée ligotée sur la chaussée pour le piéger !
Déjà classique - ce qui est un comble pour un film souhaitant briser tous les codes pour les réécrire, Casino Royale offre une manière de filmer similaire à celle des plus grands, des plus célèbres ainsi que des scènes fortes devenues cultes: la scène de torture, le double meurtre du pré-générique qui a inspiré le final de C dans Spectre, la partie de poker avec le Chiffre, l'empoisonnement, la scène de poker avec Dimitrios ("La clef du voiturier?"), l'arrivée de Solange en amazone sur la plage, la poursuite de Molloka dans le chantier en construction, l'entrée en scène de Le Chiffre ("Vous croyez en Dieu, M. Le Chiffre? / Non, je crois aux taux de rentabilité appropriés"), les entrevues entre Bond et Vesper...
Il n'échappe pas en effet que le couple de ce Bond, en plus d'être plus profond que les autres - Tracy Draco et Madeleine Swann comprises - est l'un des plus glamours, des plus classes, des plus impressionnants dans ses répliques du tac au tac, l'un des meilleurs de la saga.
Et ce parce que l'un des atouts majeurs de ce volet sont les James Bond girls. Que ce soit la délicieuse Caterina Murino (L'Enquête corse) en femme délaissée et amazone dont les robes et paréos attirent autant le regard que son accent italien charme les oreilles. Que ce soit l'énigmatique, silencieuse, pulpeuse et vénéneuse Ivana Millicevic (Love actually) en compagne terrifiante de Le Chiffre ou encore la trop furtive - hélas! - mais adorable Christina Cole (Hex) en réceptionniste qui n'a rien à envier à Valerie Leon. Mais surtout Eva Green (The Dreamers) qui crève l'écran en beauté fatale manipulée par une force qui la dépasse, bien plus sombre et complexe que le personnage romanesque.
Son autre atout est un nouveau méchant, Mr White, extraordinairement joué par Jesper Christensen (L'Interprète), en demi-teinte entre Hannibal Lecter et Benjamin Linus, qui s'avérera


le chef de l'organisation Quantum, le bras droit de Blofeld et le père de Madeleine Swann, une sorte de Marc-Ange Draco bien plus sombre et plus détestable, au destin tragique. Il est surtout


le meilleur apport du reboot à la saga EON. Si l'on excepte bien-sûr l'introduction bien tardive - au bout de 20 volets - de la figure essentielle du meilleur ami de James Bond, René Mathis, relégué jusqu'ici à l'oubli au profit de Félix Leiter.


Un murmure de haine


Tout cela permet de contre-balancer des choix volontairement provocants, ayant vocation à changer les codes de la saga pour la moderniser.
En effet, face à un Jason Bourne très violent qui prétend l'"envoyer (...) à la maison de retraite" dans ses slogans et face à XXX qui, selon son premier interprète, Vin Diesel, est le 007 moderne puisque James Bond ressemble trop à Clark Gakle pour parler aux jeunes générations, le célèbre espion doit se trouver une peau neuve dans un mixte entre Jack Bauer et le Transporteur. De plus, ayant recouvré les droits du premier roman de Ian Fleming et s'attendant à retrouver ceux de Blofeld et du Spectre, les créateurs voient l'opportunité unique de renouveler Bond et prétendent se rapprocher du personnage littéraire. Ce à quoi répond sur certains aspects Casino Royale mal suivi par Quantum.
Cependant, pourquoi prendre Daniel Craig qui est, rappelons-le, le déclencheur de la haine pour le nouveau Bond. Victime de son image porteuse du reboot, il est injustement attaqué sur la blondeur de ses cheveux, certes éloignée des attentes du rôle mais surtout bien dissimulée par les ombres et éclairages à l'écran. Ce qui choque, c'est bien plutôt son physique qui évoque vite Vladek Sheybale - c'est à dire un habitué aux rôles de méchants russes comme Kronsteen, un ennemi de Bond chez EON ou l'associé russe de Le Chiffre chez Pussycat - alors qu'il se veut plus proche d'Hoagy Carmichael, modèle évoqué par l'auteur dans le livre mais lui-même loin du David Niven escompté par le même auteur pour le cinéma.
Alors quid du sulfureux Daniel Craig? La meilleure représentation que l'on puisse s'en faire, c'est son retour en scène dans le chantier face à Sébastien Foucan: c'est un bulldozer. Craig inverse l'ironie bondienne et transforme l'assassin faussement érudit et philanthrope en érudit et philanthrope faussement assassin. L' "armure" de Bond dont parle Vesper n'est plus celle d'antan, elle est son exact et un chouya incohérent contraire. Ce qui fait de Daniel Craig un incompris du public ou au contraire l'espion humain aux milles failles si prisé par les nouveaux fans. C'est un hybride étrange entre un minikeum (donnez-lui une clef, automatiquement il la balance au hasard) et Joseph Matula, le détective baroudeur d'Un Cas pour deux interprété par ClausThéo Gärtner auquel il ressemble physiquement et psychologiquement. En somme, appelons-le Dany Wilde, le violent, qui choque l'ex-007 Lazenby mais qui est en réalité le premier James Bond boy de l'histoire de la saga, sortant de l'eau en maillot comme Ursula Andress. On peut aimer comme détester son côté Matula, on peut être partagé en comparant l'une de ses photos à celles de Carmichaël, Daniel Craig est un James Bond qui ne saurait mettre tout le monde d'accord, le premier à être visé par des pétitions et un site qui, s'il le reconnait pour un bon acteur, lui refuse l'identité de 007. Il sera sans doute toujours victime, Casino Royale avec, de sa réplique inane, quand on lui demande s'il veut son vodka Martini au shaker ou à la cuillère, "Qu'est-ce que ça peut me foutre!". Un sacrilège qui ne passe pas! Du moins, moins que "la garce est morte", tout aussi vulgaire mais tirée de l'excipit romanesque.


Cela dit, il est d'autres points que la forêt de points positifs dissimulent:
M, toujours jouée par Judi Dench assomme le spectateur de "Nom de Dieu! " vaudevillesques qui ne lui sont pourtant pas coutumiers, une étrangeté de ce film, avant de renfoncer le clou du reboot en confessant regretter la guerre froide. Quota et écart artistique toujours, Miss Monepenny est remplacée par Viliers (Tobias Menzies): renversons la représentation de la sexualité dans les secrétariats quitte à bannir un personnage essentiel, s'il vous plaît! De même, Félix Leiter semble tiré du Jamais plus jamais de McKlory, désormais noir, encore que campé par un Jeffrey Wright (Invasion) cynique à souhait. Il semble évident qu'on sacrifie le showing à l'acting, oubliant le fossé représentatif qui existe entre théâtre - éphémère sans arrêt repensé - et cinéma - fantômes uniques à jamais gravés sur pellicule. Dès lors, il n'est pas plus étonnant de se trouver face à un Le Chiffre svelte et danois, Mads Mikkelsen (After the Wedding), excellent psychopathe, champion de calcul, aux tics jouissifs et aux yeux vairons, dont le bleu barré d'une cicatrice pleure du sang, plutôt qu'au personnage bedonnant et charismatique à l'instar d'Orson Wells ou du Goldfinger de Gert Fröbe, plus en rapport avec le roman. Il n'est pas plus étonnant - Michael Youn, Tomer Sisley et Romain Duris ayant refusé de le jouer - de rencontrer un Mathis plus âgé et plus italien, Giancarlo Giannini (Man on fire), que le jeune français du roman.
Cela sans parler du choix d'un pré-générique en noir et blanc pour signifier le passé d'un Bond pas encore agent 00 et l'emplacement différent du gunbarrel, qui sont des choix qui font mouche, qui fonctionnent mais qui s'opposent catégoriquement aux codes établis et attendus par les fans originels dits puristes.
Que dire du choix - on l'a vu, payant! - du poker quand James Bond n'a cessé de jouer (à deux exceptions près: Octopussy et Permis de tuer) à un tout autre jeu durant 20 films; jeu explicitement nommé dans le titre du chapitre 9 du roman Casino Royale: Ce jeu s'appelle le Baccara?


Neuf de coeur


Casino Royale est un James Bond neuf, la représentation d'une jeunesse moqueuse qui raille son aînée avant de comprendre que celle-ci avait pris des choix différents mais plus payants sur la durée.
C'est un excellent James Bond qui, se sachant génial, s'amuse à pincer les codes où ça fait mal.
A l'exemple de sa chanson générique, You know my name, qui ne respecte pas les codes de ce type de chanson, qui parodie le célèbre "Mon nom est Bond, James Bond", qui se le permet uniquement parce qu'elle plaît immanquablement dès les premières notes.


Un splendide iconoclaste qui oscille sadiquement, à chaque instant, entre haine et amour.


                                                                      ***

BONUS: rappel du casting original, qui a bien changé:


James Bond: Clive Owen
Vesper Lynd: Angelina Jolie
René Mathis: Michael Youn
Alex Dimitrios: Romain Duris


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le 11 juil. 2016

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Frenhofer

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