"L' âge du capitaine" est une expression qui renvoie à un problème énoncé de manière à n'avoir aucune réponse mathématiquement résoluble. Gustave Flaubert, dans une lettre envoyée à sa sœur Caroline en 1841, le pose de cette façon:
"Puisque tu fais de la géométrie et de la trigonométrie, je vais te donner un problème : Un navire est en mer, il est parti de Boston chargé de coton, il jauge 200 tonneaux, il fait voile vers Le Havre, le grand mât est cassé, il y a un mousse sur le gaillard d'avant, les passagers sont au nombre de douze, le vent souffle NNE, l'horloge marque trois heures un quart d'après-midi, on est au mois de mai... On demande l'âge du capitaine."
Encore plus que d’habitude, il n’existe aucune équation scientifique pour évaluer l’âge de ce Capitaine Phillips, qui dévoile des profils radicalement différents en fonction de l’angle par lequel vous l’observez.


La rage du capitaine


Vouloir séparer le fond de la forme du dernier film de Greengrass (comme toujours absolument efficace quand il cherche à coller à une forme de cinéma réaliste) est à mon sens une forme d’erreur.
Surtout si on cherche à coller à ce fond une grille de lecture conventionnelle et/ou personnelle.


Si les deux heures de cette prise d’assaut sont si prenantes, c’est que tout ce qui les constitue est absolument crédible, palpable, tangible. Il serait donc complètement réducteur de mettre la réussite du métrage sur le simple compte de son bilan formel.


Ça marche parce que dans la vraie vie, il est possible à quatre personnes sur un canot de s’emparer d’un porte-container aux proportions monstrueuses. Ça marche parce que dans la vraie vie, ces mêmes quatre personnes armées peuvent tenir en respect 20 personnes salariées, alors que n’importe quel film américain tout venant vous montre qu’un badass ordinaire dégomme 20 badguys à mains nues tout en prenant son petit déjeuner et en butinant le pistil de la chaudasse de service.
Ça marche parce qu’on voit que la réussite des assaillants n’est due qu’à leur degré de témérité et non à cause de négligences coupables de l’équipage. Ça marche parce que ce même équipage est plus soucieux de conditions de travail et de sécurité que d’héroïsme inné. Ça marche enfin parce que le capitaine a tout du bonhomme ordinaire qui, avec "un peu de ténacité et d’expérience", sait replacer ses hommes devant leurs engagements et responsabilités sans faire preuve d’un leadership hors-norme.


La nage du capitaine


Si on arrive à être d’accord sur le fait que le fond et la forme fonctionnent, reste alors à déterminer l’intérêt du film au-delà du suspens pur, le message derrière l’histoire.
Au niveau intime, les excellents ressorts psychologiques (évoqués plus hauts) nous rappellent avec talents que l’héroïsme est une exception. Qu’il ne se développe que dans un contexte particulier, peu en rapport avec le quotidien, surtout quand il s’agit du travail. Que dans la tentative désespérée des pirates, la peur (des chefs, de mourir) est un aiguillon implacable qui pousse au jusque-boutisme. Que ce que cette peur confère en bravoure, elle l’ôte en capacité de réflexion.
Confrontés à une situation qui dérape, les pirates béent. Enlevez leur chef, et c’est pire; tout pire. Un torrent d'indécision.


A un niveau plus global, enfin, le film ne prend pas parti, contrairement à ce que j’ai pu lire ici ou là (ce qui est en soi une forme de prise de position, nous sommes d’accord). Il n’y a pas de défense particulière du camp occidental (ou alors avec des lunettes particulièrement déformantes) qui prend la forme d’un équipage banal qui s’en sort avec les moyens du bord (parmi lesquels la ruse, et alors ?) et en tout cas pas celui d’une Amérique triomphante (si ce n’est par un placement de marque éhonté). Même les fameux SEALs opèrent avec une certaine sobriété.
(Pour mémoire, je rappellerai simplement que Paul Greengrass est anglais)


Quant au phénomène de la piraterie le long de certaines côtes africaines, il ne s’agit nullement d’une invention Hollywoodienne. En la montrant, le scénariste et le réalisateur ne disent rien d’autre qu’il faut un mélange de dénuement (les assaillants) et de pression (les commanditaires, invisibles) pour créer un compost détonnant.


le remorquage du capitaine


Restent une scène introductive et une autre conclusive, pas aussi vaines qu’il peut y paraitre. L’une et l’autre fixent une norme qui permet à l’extraordinaire de ressortir avec un peu plus de vigueur et de clarté. Car, et c’est une des autres forces du film, le récit n’est pas aussi riche en péripéties qu’il y parait, au bout du compte.


Bilan plus qu’honorable, au fond, pour un film d’entertainement qui se révèle être une photographie diablement révélatrice et réaliste d’un monde secoué par de terribles retours en arrière tel que le nôtre.

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le 7 févr. 2014

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guyness

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