Luca Guadagnino, un cinéma des corps qui se heurtent

Cette critique a été pensée comme un article, et est disponible sur mon blog.


Si Call Me By Your Name conquiert unilatéralement les cœurs et éclipse tout sur son passage depuis ses sorties nationales britannique - sacré meilleur film de l’année par le Guardian et Little White Lies, entre autres - et américaine fin 2017, il ne faudrait pas pour autant oublier que Luca Guadagnino n’en est pas à son coup d’essai. Et que le reste de sa filmographie mérite d’être mis en lumière. En quelques films, il a tracé une œuvre cohérente aux thèmes récurrents : amour, famille, personnages indécis ou trop sûrs d’eux qui s’aiment, se blessent, se déchirent.
Toujours dans une réalisation sensorielle et proche des corps, de Melissa P. (2005) à A Bigger Splash (2015), loin des projecteurs et des récompenses, Guadagnino a dressé une nomenclature de plus en plus exhaustive des relations humaines.


Ne manque au tableau qu’un mystérieux remake de Suspiria (Dario Argento, 1977) avec Dakota Johnson, apparemment tourné en 2017 mais toujours sans date de sortie.


Call Me By Your Name fait figure de succès surprise, tant si on considère son thème peu consensuel qu’au regard de la quasi obscurité dans laquelle baignait le réalisateur ; ce qui est d’autant plus étonnant en sachant qu’il n’a rien de plus que ses prédécesseurs, voire peut-être qu’il en fait moins.


CMBYN est le film dans lequel on retrouve le moins le style de Guadagnino. Le(s) jeu(x) de regard(s) intenses et la caméra qui de temps à autre prenait la première personne qui faisait la réussite de films comme Amore (2009) sont presque absents. La réalisation prend une distance avec ses personnages jusque ici jamais vue, se plaçant presque dans une attitude extérieure désintéressée. Le film constate mais ne vit plus.
De la même manière, les scènes charnelles longues, bouillonnantes et appuyées qui suscitaient immersion et identification dans Melissa P. et Amore ne se retrouvent pas dans CMBYN. Guadagnino filme cette fois les expériences sexuelles d’Elio, son personnage principal (Timothée Chalamet) à distance - dans un coin du cadre avec Marzia (Esther Garrel), à travers les barreaux d’un lit avec Oliver (Armie Hammer). Exit, donc, la torride intimité des précédents films. Le film apparaît comme trop policé, presque consensuel au regard des oeuvres antérieures du réalisateur. Le seul élément torride sera définitivement la luxuriante Italie du Nord, sublimée par le regard d’un artiste qui y vit par ailleurs.


Cette atmosphère - ainsi que, bien sûr, la manière dont les personnages s’y fondent - est la grande réussite du film. Visuellement riche, on ressent le climat ; ainsi que la particularité de ce été. Guadagnino compose un microsome aux personnages nombreux et variés, tous crédibles et attendrissants. La labilité linguistique (anglais, français, italien) dont la plupart font preuve - intellectuels, on vous a dit! - ajoute un petit quelque chose de complexité à l’environnement ; et en même temps “fait film“. Tous ces éléments contribuent au capital sympathie de l’œuvre : avant tout, le spectateur s’y sent bien.
La trame du récit est aussi dense qu’originale, voulant avant tout retransmettre un univers, n’hésitant pas à représenter longuement des événements qui n’interviennent pas dans les intrigues - errements ? - amoureuses d’Elio. L’archéologie au lac, la visite des amis : autant de charmantes pastilles qui détournent notre attention.


Finalement, le seul défaut de CMBYN est sa longueur ; même si, paradoxalement, on ne lui trouverait aucune scène véritablement superflue, le tout formant un ensemble cohérent. Seul l’épilogue, qui se déroule l’hiver suivant, conclusion poussive et absolument convenue, n’a - à mon sens - pas sa place dans l’œuvre. Les longueurs du film lui sont en fait intrinsèques : dans ce récit d’initiation, le passage à l’acte est sans cesse temporisé, par Elio puis par Oliver ; à nouveau par Elio et ainsi de suite. Le seul responsable est Guadagnino, qui échoue parfois à donner de la densité à ce jeu amoureux


Un seul défaut, disais-je ? Non, il en a un autre, qui lui relèverait presque du crime : un terrible manque de temps de présence à l’écran d’Esther Garrel. Surtout en comparaison avec cet escogriffe d’Armie Hammer qui à peu près autant de charisme qu’un œuf à la coque - comparaison référencée, bien sûr. Son personnage, bien qu’important dans l’intrigue et apparaissant à intervalles réguliers reste en retrait, de surcroît animé de passions peu claires… ce qui n’est pas exploiter son potentiel.
Heureusement, les 1h12 d’Esther Garrel dans L’Amant d’un Jour (Philippe Garrel, 2017), traitant lui aussi d’errances amoureuses, permettent de laver cet affront.
En définitive, Call Me By Your Name demeure le soudain tremplin médiatique certes agréable mais trop policée d’un artiste qui a su être politique et incisif. Il serait heureux que le public en vienne à s’intéresser également aux autres oeuvres du cinéaste ; on peut imaginer que ce sera au moins le cas pour les films à venir… et espérer qu’Amore ou A Bigger Splash suscitent un engouement spontané.

oggy-at-the-movies
6

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le 27 févr. 2018

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