Le problème d'un biopic est que soit il est mauvais et il n'a aucun intérêt, soit il est bon et il risque de remplacer la vie réelle de l'artiste par une légende hollywoodienne dans l'imaginaire collectif.
Et à propos de légendes et d'Hollywood, John Ford faisait dire à un de ses personnages de l'homme qui a tué Liberty Valance: "Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende". Sauf qu'il y a 1001 façons de raconter une légende, et il me semble que Bohemian Rhapsody emprunte plusieurs impasses dans ce délicat exercice, même si cela a suffi au bonheur du plus grand nombre, dont je me désole de ne pas faire partie.


Légende rapide -Fait frais, dis, Mère Curry !-


Bien sûr, tout scénariste d'un tel projet est obligé d'opérer de nombreux raccourcis pour synthétiser la trajectoire, rythmer la tragédie et condenser l'émotion. Pour autant, certaines facilités étonnent immédiatement, comme de prétendre que Freddie a rencontré le groupe qui allait devenir Queen le soir même où ce dernier se séparait de son chanteur précédent, s'est fait embaucher dans la foulée, tout en rencontrant celle qui allait devenir sa styliste et la love of his life. On est d'ailleurs pas loin de penser, vu l'échange avec son paternel, qu'il avait aussi décidé de son nouveau patronyme, Freddie, juste avant de sortir de la maison.
Les légendes sont d'autant plus belles qu'elles sont un tout petit peu plausibles. Autrement, c'est Nazz.


Légende paresseuse -oui, fait frais. Mais tout dépend de ce que Brian met-


Cette phase d'exposition bâclée précède le corps du récit: l'ascension et la première apogée du groupe. Je défie quiconque de prendre un quelconque plaisir à l'exercice si ce gros morceau n'était ponctué de manière à ce point insistante et régulière avec les hits du groupe.
Une séquence est symptomatique de la paresse du processus: pour illustrer les tournées du combo, les musiciens ânonnent sans folie le nom des endroits qu'ils sont sensés investir, sur les images d'un seul et même concert semblant se dérouler dans une unique salle, avant qu'ensuite, et parce que le procédé est sans doute un peu trop indigeste, le nom des villes ne défile en mode coloré et automatique.
Autre immense déception, la création et le mystère qui l'entoure sont les les grands absents de ces images d'un Epinal hollywodien (cette dernière figure de style est, je vous l'avorte bien volontiers, un peu hasardeuse). Chaque inspiration semble tomber d'un ciel scénaristique un peu indigent, qui prend du coup des contours béats: Freddie sourit soudain, les larmes aux yeux. Il a la révélation. Aucun travail n'est jamais montré, aucune hésitation, les morceaux mythiques semblent se mettre en place en une prise, comme s'il pré-existaient à la vie du groupe. Au fond, le film nous ferait presque croire qu'il s'agit d'une fiction et que Queen n'a jamais réellement existé. Sans mentionner les quelques échanges avec les têtes pensantes d'EMI, sorte de condensé à prise rapide de tous les clichés rock'n'rolliens.
Dernier caillou en plastique dans un jardin préfabriqué, tout ce qui entoure la sexualité de Mercury est tellement lissé, et présenté de la façon la plus moralement acceptable pour le plus grand nombre, qu'on survole les époque et les personnages avec une hauteur désincarnée et distante. On est loin d'une Queer heart attack.


Légende tire-émotion -Du coup, faudrait pas qu'il sorte en tee-shirt avec John, parce que souvent John déconne-


Enfin, reste le fameux moment de bravoure, ou annoncé comme tel, vers quoi tend toute la dramaturgie du film.
S'il fonctionne chez le spectateur, il y trouve une jubilation finale intense assez naturelle, mais s'il échoue, c'est tout l'édifice, fragile jusque là, qui s'effondre. Les raccourcis scénaristiques évoqués plus haut trouvent ici leurs paroxysmes: parce que Mercury n'a pas supplié de revenir dans le groupe (des albums solos d'autres membres du groupe avaient été réalisés avant les siens) et surtout parce que la découverte de sa maladie est arrivée bien plus tard, la montée en puissance de l'émotion finale et donc le conditionnement du spectateur semblent soudain bien artificiels.
Pire, la réalisation du moment a de quoi faire hurler. Et pas de bonheur. Il est devenu fréquent de reprocher à certains films leur aspect tire-larme. Si le procédé semble évident lorsqu'il s'agit de larmes, c'est précisément la même mécanique qui est à l' oeuvre ici pour déclencher le frisson en série.
On a l'impression de suivre le combat final d'un drama sportif, le concours de danse victorieux d'une héroïne de feel-good movie, mis en scène par le frère honteux de Peter Jackson (celui qui a réalisé en vrai la bataille des cinq armées). Plans successifs sur les foules en transe, sur la famille béate, sur les clients d'un pub extatiques, et sur les proches enfin réunis -pour n'oublier personne- à grand renfort des mouvements de caméras emphatiques, et quatre chansons en intégralité.
Imaginez simplement cette interminable scène dans un film sur la vie de Patrick Bruel. Show must go home.


Légende urbaine - ou partir, comme toi, dans le froid, comme un prince. Mais toi, c'est normal, Roger. T'es lord.-


Bref. A force d'approximations, de raccourcis bancals et de réalisation à l'esbroufe (quelle que soit son vrai responsable), la légende détonne.
On espère que tout ceci n'avait pas pour but unique que de faire un max d'argent. Flouze of the world.


Another biopic bites the dust.

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le 24 janv. 2019

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guyness

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