Le globe-trotter frénétique Woody est de retour. Celui qui jadis n’arpentait que les artères de Manhattan est pris en ce début de 21ème siècle d’une folle envie de voyage. Londres (2 films), Barcelone, Paris et Rome (1 film chacune) se sont ainsi vues gratifiées du passage du petit comique acido-cynique. Gratifié est peut être exagérer tant la qualité de ces œuvres fut irrégulière et leur intérêt inégal. Allant du pantouflard au franchement mauvais (Vicky Cristina Barcelona et To Rome with love ne resteront pas dans les annales par exemple) on a parfois retrouvé Woody Allen dans de meilleures dispositions, tantôt expérimentant un discours (Midnight in Paris sur la nostalgie), tantôt jouant sur des cordes bien connues (Whatever works ou Le rêve de Cassandre), mais jamais la satisfaction ne fut complète.

Très prolifique, le new-yorkais tâtonne, expérimente à tout va et offre des scènes d’expression pour une pléiade d’acteurs et actrices en tout genre. Cette démarche pleine de vitalité force en elle-même le respect, quand bien même l’on ne retrouverait pas tout le temps le génie d’écriture à l’origine de Manhattan, Annie Hall ou Stardust Memories.

Ceci étant dit qu’en est-il de cette Jasmine que l’on retrouve entre New-york et San Francisco ? Paradoxalement pour ma part c’est un sentiment d’exaltation et de frustration mélangée. Je pense en effet avoir vu ici surement le meilleur Woody Allen depuis presque une décennie, et pourtant, pourtant avec le recul il persiste un obstacle à une pleine et entière satisfaction.

Jasmine (Cate Blanchett) quitte un New-York de luxe où elle vivait avec Hal (Alec Baldwin), sorte de Madoff arrêté pour escroquerie financière à grande échelle, pour rejoindre San Francisco et être hébergée par sa sœur Ginger (Sally Hawkins) dans un appartement et un cadre de vie bien plus modeste.

La première excellence du film consiste en un scénario apparemment des plus commun mais orchestré avec maestria et brio. La ligne narrative est fracturée, avec d’incessants aller-retour entre un passé new-yorkais et un présent californien mettant en perspective peu à peu les enjeux de la « tragédie » qui se joue et le délitement psychologique de Jasmine, littéralement perdue dans ces espaces temporels qui se chevauchent. Ce puzzle est délicatement reconstitué, revitalisant le rythme du film très régulièrement, l’empêchant de sombrer dans l’apathie qui caractérisait certains des derniers films d’Allen. On retrouve dans cette construction émiettée la véritable patte acérée de Woody, une vraie bouffée de fraicheur dans son cinéma légèrement parfumé de naphtaline dernièrement.

Si le scénario est si accrocheur et rondement mené, c’est avant tout parce qu’il est la conséquence de la deuxième excellence du film, résumée en deux prénoms : Jasmine et Cate.

En effet l’écriture du personnage principal est d’une finesse remarquable. J’ai beau chercher, il y a bien longtemps que je n’avais pas vu chez Allen un rôle si magistralement construit, et cela va de pair, si magistralement interprété. Cate Blanchett porte littéralement le long-métrage dans une performante de très, très haute volée avec une variation de jeu proprement hallucinante. Elle est tour à tour ou tout à la fois magnifique, détestable, pathétique, le spectateur se perdant dans les écarts psychologiques autant que Jasmine elle-même. L’actrice australienne prend à son compte tout l’aspect Allenien de son personnage dans ses accès dépressifs de colère, d’absurdes indignations, de décalage cynique. Elle va même plus loin en injectant une force supplémentaire au rôle, purement comique passant par un ensemble de postures, de regards et de mille et un tics fondant un maniérisme drolatique. Cette alchimie détonne notamment lors des scènes de crises où le jeu en trop-plein de Blanchett écartèle le spectateur entre le rire franc et le sourire de pitié, c’est une expérience fascinante !
Blanchett + Allen c’est donc fort et hilarant.

L’impression qui imprègne l’écran est alors que Jasmine, par sa dynamique erratique, construit le scénario au plan le plan, le déconstruisant et le remodelant au gré des mensonges et autres affabulations que tisse le personnage. Jasmine ne s’appelle pas vraiment Jasmine, elle est naïve mais pas vraiment et vit son existence au travers d’un filtre actif d’auto-persuasion. C’est ce caractère affabulatoire qui rend le film délicieusement imprévisible tant il est absolument impossible d’anticiper ne serais-ce qu’une ligne de dialogue de cette Jasmine qui tente pourtant par tous les moyens de se conformer à un modèle. La finesse d’écriture est ici totale, magistrale.

Si le film est si excellent pourquoi alors ressentir de la frustration ?

Si le parcours personnel réservé au personnage de Jasmine est jouissif, le contexte dans lequel celui-ci s’exprime est plus bancal. Par contexte j’entends la confrontation de deux mondes socialement opposés, le cercle new-yorkais et le modeste populo de San Francisco. Jasmine, enfermée qu’elle fut dans une bulle dorée new-yorkaise, doit se mettre à vivre dans le « vrai » monde, celui des galères, celui du commun, celui de sa sœur. Et c’est hélas l’occasion d’un déploiement de pathos autour du choc des classes, non pas au travers des dialogues savoureux entre Jasmine et les habitants de ce monde étant voués à l’incompréhension mais bien l’impasse du message général. « L’argent ne fait pas le bonheur », « bénis soient les ignorants », « l’amour prolétaire simple et sincère vaudra toujours mieux que l’hypocrisie permise par le luxe »…autant de phrases toutes faîtes que l’on pourrait accoler à l’arc général déployé par le film. Il est regrettable de ne pas seulement s’être focalisé sur l’incroyable capacité de Jasmine à être un chaos permanent, intérieurement et pour ses proches, car en voulant étendre un peu trop moralement les actes de son personnage central le film perd en impact.

On y verra peut-être une pique trop tatillonne de ma part mais il s’agit plutôt de mettre en perspective combien Woody Allen était proche cette fois-ci du sans faute, mesure donc de l’excellence de ce long-métrage.

Blue Jasmine est une petite perle de tragicomique, véritable renaissance pour Woody Allen qui retrouve ici cette plume fluide et géniale que l’on affectionne tant. Libéré de ses entraves de "tour operator" ce récit en forme de jeu de massacre s’envole avec élégance, magnifié par une Cate Blanchett dont on ne peut que tomber amoureux, ou amoureusement détester, ou les deux !

Well done Woody !
Tom_Bombadil
8
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le 22 févr. 2015

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Tom Bombadil

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