Le premier plan du film est peut-être le plus laid que Woody Allen ait jamais filmé.
Mais, rassurez-vous, c’est peut-être aussi son seul défaut.
C’est une image de synthèse d’un avion de ligne en vol sur fond de ciel nuageux, éclairé par un soleil couchant artificiel. Et cette image n’est finalement pas anodine.

Car Blue Jasmine, on le comprendra, est l’histoire d’un crash. Celui de son personnage principal dont la descente aux enfers va nous être racontée.

Jasmine est à bord de cet avion. Elle y raconte avec fougue, à sa voisine trop polie pour l’interrompre, les circonstances particulières de son voyage de New-York à San Francisco.

Comme toujours chez Woody Allen, les personnages parlent beaucoup pour éviter d’avoir à dire l’essentiel.
Une manière de se barricader derrière des murailles verbales.

Ce principe d’écriture, poussé à son paroxysme, a donné naissance au personnage de Jasmine. Une femme de 40 ans passés, tout juste veuve, et qui, après avoir vécu une vie de richesse et de luxe, se retrouve ruinée. San Francisco, son point de chute, est le lieu où vit sa soeur, divorcée et simple caissière, mais seule personne à pouvoir encore la sauvegarder de la rue…

Jasmine tombe donc de haut, de très haut, de beaucoup plus haut même qu’elle ne se l’imagine et, surtout, qu’elle n’ose se l’avouer.
Woody Allen aura la cruauté de le lui faire découvrir. Et de nous faire partager le vertige terrifiant, tragique et insoutenable de cette chute.

Dés le début du film, la logorrhée de cette femme en état de choc, agace. Son ton hautain, ses manières prétentieuses, son absence totale d’égards pour ceux qui l’entourent dressent le portrait peu flatteur d’une grande bourgeoise prise de panique dans un monde étrange et irréel: celui d’une Amérique normale, où les revenus ne se comptent pas en millions de dollars…

Pourtant l’insistance perpétuelle avec laquelle Jasmine vante son train de vie passé à tous ses interlocuteurs, nous oblige à une certaine empathie: cette insistance maladive ressemble fort à de l’auto-persuasion, ou pire, à un déni de réalité. On comprend très vite combien cette femme souffre. Difficile alors de lui reprocher entièrement son comportement antipathique.

Le scénario diabolique de Woody Allen entraine alors le spectateur dans un double récit enchâssé: celui, au présent, des tentatives de cette femme pour se sortir de sa situation désespérée. Celui, au passé, de sa vie opulente mais fondée sur de nombreux faux-semblants et au cours de laquelle le drame s’est noué.

Le fait de mêler constamment ces deux temporalités sans en avertir le spectateur, outre l’effet d’aiguillon qui oblige à une attention perpétuelle - le « truc » de scénariste pour secouer une forme trop classique - nous fait parfaitement épouser l’état de confusion dans lequel se trouve plongée Jasmine. Au milieu de la rue, au milieu d’une action, elle revit une scène passée. La veuve désargentée y règle ses comptes, ou cherche les indices qui l’aideront à comprendre comment elle en est arrivée là. Un comportement pour le moins étrange pour ceux qui la croisent: elle parle à voix haute, s’adresse à son défunt mari comme s’il était en face d’elle. Jasmine enchaine les verres d’alcool aux cachets d’anti-dépresseurs, titube, au bord de la folie, prête à sombrer à tout moment, arrachée toujours in extremis de ses pensées par une réalité crue.
Impossible donc de savoir si les « flash-backs » qui nous sont donnés à voir proviennent d’un narrateur omniscient ou au contraire sont des reconstitutions mentales, embrumées par l’alcool, les oublis et la mauvaise foi de Jasmine elle-même.

Voici donc exposé le thème central du film, un présent rendu illisible car trop envahi par les souvenirs d’un passé traumatique.
Un débat entre conscience partielle et mémoire incomplète.
Blue Jasmine raconte la lutte d’un esprit égaré par la douleur pour démêler ce qui, dans sa vie, fut vrai ou mensonger, ce qui aujourd’hui relève du réel ou de l’illusion.

Il n’y a pas de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. Le proverbe trouve dans cette fable moderne une illustration tragique. Le film rejoint en cela les préoccupations d’un autre grand maître de l’art de l’illusion: Stanley Kubrick et son Eyes Wide Shut.

La formidable richesse du film de Woody Allen réside dans la foule de détails signifiants qui viennent éclairer ce thème central. Rien n’est laissé au hasard dans cette démonstration des effets (néfastes ou salvateurs) de la désillusion. La satire sociale d’un monde déconnecté, celui des fortunes colossales de la côte est des Etats-unis, bâties sur les principes mêmes de l’escroquerie. Les hésitations amoureuses plus triviales (et comiques) de la soeur d’adoption. Les tentatives de séduction maladroites ou carrément aveugles que subit Jasmine. Son coup de foudre précipité et forgé uniquement sur l’ambition partagée qui ne tiendra que le temps de mensonges par omission. Les découvertes ultimes, enfin, de Jasmine, à propos des trahisons survenues dans son couple disparu…

Tous les ingrédients du récit concourent à dérouter le spectateur sur les illusions qu’il entretient lui-même:
Celle du bonheur de l’ascension sociale (Jasmine tombe d’autant plus haut qu’elle ne fait que retourner à un milieu qu’elle avait quitté depuis l’université) et l’orgueil démesuré qu’elle entraine.
Son pendant: le déclassement social et le mépris injuste qu’on s’en fait, l’humiliation réelle ou exagérée que Jasmine s’en fait.
La franchise en amour, que l’on pense n’être qu’une vertu et dont on aperçoit pourtant les vices. Comme son pendant: la dissimulation qui n’a pas seulement pour conséquence de blesser mais aussi, parfois de préserver ceux qui en étaient l’objet.

Les mensonges sont légions dans ce film, qui ne cherche pourtant pas à condamner leurs auteurs, puisqu’ils en sont tous les premières victimes. Foulés par leurs propres stratagèmes, trahis par leurs propres refus de voir. Vaincus par leur propres désillusions.

Blue Jasmine est donc un grand film, servi par des acteurs toujours exceptionnels de justesse. On est forcé d’admirer l’engagement physique de Cate Blanchett (tout comme on peut, je le reconnais, être agacé par les états émotionnels excessifs qu’elle parvient à incarner)

On peut aussi ressortir admiratif d’une mise en scène redevenue pour l’occasion aussi précise et exigeante qu’aux plus grandes heures du cinéaste. L’orchestration entre mouvements d’appareils et des comédiens dans le plan est remarquable. A l’image de son film le plus virtuose de ce point de vue: Comédie érotique d’une nuit d’été. On portera ainsi attention aux plans-séquences circulaires que les comédiens traversent en synchronisation parfaite avec les dialogues, entrant et sortant du champs par les bords du cadre ou les obstacles que les décors exigus comportent.
Ce va et vient perpétuel entre visible et invisible, montré et suggéré, ne serait que pure virtuosité technique s’il n’était, comme par le passé, porteur de sens: la représentation formelle de l’absolue porosité entre vérité et mensonge.

Blue Jasmine rejoint donc, par son sens développé de la tragédie, sa capacité à traduire en termes contemporains des questionnements universels, par la complexité et la richesse de son point de vue les très bons Match Point et Rêve de Cassandre (pour ne parler que des plus récents)

A voir donc, ou à revoir, pour ceux qui auraient eu le malheur, comme moi, de ne pas l’apprécier dés sa sortie en salle.
antoninbenard
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le 18 oct. 2014

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Antonin Bénard

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