Blue Jasmine par Adam Sanchez
En s’employant désormais à livrer un nouveau film à intervalle régulière, Woody Allen apparaît comme un auteur et réalisateur à l’humeur changeante qui a trouvé dans sa grande escapade européenne une agaçante manière de penser et a très souvent filmé son nombril et la classe sociale dans laquelle il vit plutôt que le monde qui l’entoure.
D’aucuns diront qu’il est un cinéaste «carte postale», Minuit à Paris et Match Point n’en demeurent pas moins deux de ses plus étourdissants voyages à travers deux capitales européennes où le metteur en scène s’opérait à faire fonctionner son imaginaire au service d’une imagerie embourgeoisée mais surtout poétisée. Parcouru par un très gênant moment de faiblesse dans son précédent film, To Rome With Love, où il apparaissait maladroit, fatigué et impuissant face au sort d’un film condamné dès ses premières minutes, Blue Jasmine marque son grand retour dans une tragi-comédie étincelante d’intelligence et de cruauté où son interprète principale, l’éternelle Cate Blanchett, crève l’écran dans sa longue descente en enfer.
Tout du long, Blue Jasmine, sous son attitude de film recroquevillé sur lui-même, enchaîne les moments de virtuosité où l’épatante écriture d’Allen épouse les formes complexes de son héroïne et de son récit. Imbriquant les flash-backs en plein cœur d’un récit davantage raconté que mis en image, Woody Allen retrouve dans le langage une forme de désinvolture que beaucoup lui ont reproché d’avoir perdue. Formulant une lutte des classes sociales dans laquelle Cate Blanchett interpréterait une ancienne bourgeoise tandis que sa soeur, très joliment portée par Sally Hawkins, tente de retrouver la stabilité après avoir cru toucher à la même réussite que sa soeur, Blue Jasmine est caustique, desespéré et purement jouissif dans sa manière d’observer une famille déchirée par les destins de ses enfants. Elle, fréquente des charmeurs, Jasmine s’est mariée avec un riche businessman aux occupations douteuses, espérant y trouver la richesse, l’élévation sociale qu’elle recherche depuis l’enfance. « Nous n’avons pas les mêmes gènes » aime-t-elle rappeler devant sa soeur. C’est de cette perfection sociale que traite le film de Woody Allen, de la perte de repères face à laquelle une femme, rappelée par son passé et tous ceux qu’elle a abandonnés au passage, tente de lutter. Obligée malgré elle de faire tomber le masque derrière elle s’était cachée, la fleur dont elle portait le nom pour illustrer une impassibilité.
Après une demi-heure, Blue Jasmine finit alors par montrer tout le talent de son cinéaste à tenir la mesure pendant près d’une heure quarante. On ne s’ennuie jamais, ébahi par la maîtrise à toute épreuve d’un montage divisé par ses rappels au passé et la vérité qui apparaît peu à peu grâce au procédé. Plus qu’une simple chronique, Blue Jasmine est un exercice de style dans lequel Allen et son chef opérateur Javier Aguirresarobe – avec qui il avait travaillé sur l’anecdotique Vicky Cristina Barcelona – apporte de la chaleur, un semblant de vie dans un film qui, peu à peu, devient taciturne, d’une noirceur rarement aussi omniprésente dans le cinéma d’Allen et dont l’ultime tirade de son interprète principale marque le point culminant d’un film conscient de son époque, où le paraître a pris le dessus sur l’existence en elle-même.
Néanmoins, sans Cate Blanchett pour interpréter Jasmine, il est clair que le film d’Allen ne provoquerait pas un tel plaisir coupable, dans lequel le rire tente de tapisser la force dramaturgique du film. Empreinte de névroses, elle survole son rôle au terme d’une performance magistrale, manipulant la comédie et la tragédie de son unique présence. Le reste du casting, duquel Alec Baldwin et Sally Hawkins s’en sortent tout aussi bien, partie souvent oubliée de l’univers autour duquel tourne l’ossature d’une Jasmine déconfite, montre plus encore la dépendance que lie le réalisateur américain aux femmes, la magnificence qu’elles apportent à son cinéma ou, a contrario, le dressent vers des monts sombres du pessimisme inconscient.
Très grande comédie accidentelle, Blue Jasmine démontre l’entier potentiel cinématographique – de nombreuses fois remis en cause – qu’il subsiste encore dans le cinéma du plus très jeune Woody Allen. Brillamment éclairé et dirigé, le quarantième-sixième film du cinéaste américain est un chef d’œuvre d’écriture, d’analyse sociétale où la drôlerie évidente du récit ne voile en aucun cas l’aspect contrit de son héroïne, à la recherche d’une repentance impossible où l’ultime scène sonne le coup de glaive d’un film où barrières entre réel et imaginaire, voile et incarnation véritable sont remises en cause pour le plus grand bonheur du spectateur. Rarement bain de tant de désespoir n’aura été si beau à voir.
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