Certains réalisateurs sont incrustés à un tel point dans un milieu social ou/et géographique que la moindre tentative d’exotisme entraîne un dessèchement artistique. Une fuite en avant qui ne fait que mettre en lumière que leur talent appartient bien aux œuvres passées. Woody Allen est l’archétype même de ces derniers. Sans doute quitte-t-il le New-York bourgeois et bohème de peur de se répéter ou par pure envie d’évasion, mais c’est les meilleurs films de sa filmographie qu’il laisse derrière. Son voyage européen est allé de mal en pis : une réussite avec Match Point – son œuvre qui lui ressemble le moins –, puis le thé refroidi, le tapas se rassit (Vicky Cristina Barcelona), le pain est mangeable (Minuit à Paris) et la pizza carbonisée (In Rome with Love). Une délocalisation qui semble de plus en plus économique qu’artistique. C’est à la vue de ses dernières créations que Blue Jasmine marque son retour, voire même sa résurrection. C’est d’ailleurs le thème du « retour » qui parcoure tout le long-métrage.


Blue Jasmine marque le retour du scénario typiquement allenien : un débit de paroles frénétique, des personnages névrosés à en faire pâlir un psychologue. Il ne suffira que de la scène d’ouverture pour que les appréhensions du spectateur soient balayées. Woody Allen amène l’égocentrisme de son personnage à un tel degré que c’est seule qu’il la fait discuter. Une absurdité qui fait réapparaître son cynisme des névroses perdu depuis Whatever Works (2009). Il renoue avec ce qu’il connait le mieux – et ainsi ce qu’il critique le mieux : la (très) haute bourgeoisie newyorkaise. Grâce au personnage de Jasmine, c’est avec tout son génie qu’il se réconcilie et qu’il livre l’un de ses personnages les plus fascinants flirtant avec la folie comme jamais.


Revisitant l’histoire de l’escroc Bernard Mardoff, Woody Allen s’intéresse à ceux qui survivent au naufrage : la femme délaissée et ruinée. Ex-bourgeoise quand certains sont ex-chômeur, c’est une identité que doit retrouver Jasmine. Blue Jasmine est une œuvre qui s’axe sur une double dualité : l’une temporelle avec une narration alternée entre le faste passé et le pauvre présent, l’autre sociale entre les deux sœurs. Ces miroirs inversés permettent au réalisateur d’amener un comique récurrent à travers l’inadaptation de Jasmine à sa nouvelle vie ascétique que seul des valises Vuitton, des perles et l’alcool égayent. Un retour à sa première vie, celle d’orpheline, qu’elle a oubliée dans l’opulence. La désincarnation de l’être par l’argent, Woody Allen l’amène frontalement avec le pseudonyme de Jasmine. Une perte d’identité qui se gradue à la perte des repères financiers.


Si l’univers de Jasmine est détruit, celui de sa sœur Ginger (l’adorable Sally Hawkins) le sera également toujours dans cette logique de dualité. Un dualisme qui se rejoint dans cette question perpétuelle du « retour », du passé dans un sens péjoratif. Jasmine doit reprendre à zéro une évolution sociale que la chance d’une rencontre lui avait permise. Un « retour » financier qu’elle tentera progressivement de résoudre. Celui de sa sœur, finalement bien plus grave, est sentimentale. Caissière à la vie simple dont le seul écart est un divorce, Ginger replonge dans ses rêveries chevaleresques. Elle voit dans la vie de sa sœur une possibilité de s’émanciper d’un monde qui pourtant lui convient. Elle entre alors dans un élan autodestructeur brisant son bien-être en espérant ce qu’elle ne pourra jamais avoir.


Blue Jasmine est une réussite (surtout) grâce à Cate Blanchett. Elle livre une performance incroyable – déjà favorite pour les prochains Oscars – qui fait évidemment écho à celle de Gena Rowland dans Une Femme sous Influence (1974), le chef d’œuvre de John Cassavetes, sous Xanax. Elle ramène au sein du cinéma de Woody Allen la figure féminine : personnage fascinant et névrosée. L’actrice devient la personnification même de la muse et estompe sans vergogne les fantômes des incursions de Scarlett Johansson, et même de Penelope Cruz. Elle donne au film ses ruptures de tons, sa fragilité, son émotion. Cate Blanchett y trouve son doute son plus grand rôle et montre un talent comique inné.


Blue Jasmine est bon Woody Allen, et il sera donc automatiquement adoubé par la critique française qui le suit souvent à l’aveugle. Une œuvre plaisante sublimée par Cate Blanchett. Cependant, le tableau n’est pas si idyllique. Le film pêche du côté de ses seconds leur donnant plus le rôle d’accessoires que d’entités vivantes. Ils sont conviés, mais resteront toujours les invités du personnage de Jasmine. Blue Jasmine est également un film inégal qui stagne en son milieu, un passage à vide dû surtout à l’explosion du talent scénaristique d’Allen dans les premières scènes. Mais on serait presque prêt à tout lui pardonner tant il est agréable de le retrouver. Espérons seulement que ce « Welcome Back Home » se transforme en « Home Sweet Home ».

Contrechamp
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le 25 sept. 2013

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