Blues du cinéma allennien en (re)perte de vitesse

Après l'insipide To Rome with Love, l'amateur de Woody Allen était en droit d'attendre un crû 2013 de qualité. En 2011, après des années d’allenneries inoffensives (Anything Else Whatever Works, A Tall Dark Stranger…) et d’expérimentations peu concluantes dans un registre plus sérieux (Cassandra’s Dream, ou le surévalué Vicky Cristina Barcelona), le cinéaste avait ressurgi de la naphtaline avec le merveilleux Midnight in Paris, son premier vrai bon film depuis Match Point, en 2005. Oui, le subséquent Rome se planterait royalement l’année suivante, mais d’une, on ne peut pas toujours être en forme, et de deux… 2013 règlerait l’ardoise. Parce qu’il faut insister là-dessus : avec une actrice du calibre de Cate Blanchett, un point de départ prometteur puisque riche en potentielles situations tragicomiques (une épouse ruinée tentant de refaire sa vie avec l'aide de sa sœur sans le sou qu’elle avait jusque là ignoré royalement), et d'excellents premiers échos, on était en droit d’attendre beaucoup de Blue Jasmine.

Hélas ! C'était sans compter deux choses : la promotion légèrement mensongère du film, qui laissait entendre un film à la tonalité bien moins dramatique, et les compétences limitées du cinéaste en matière de récit "lourd". Parce que Blue Jasmine est lourd, justement. Dans les deux sens du terme. Lourd dans le premier (= gonflant) parce qu'incapable de l'être dans le second (= grave et fort). Il y a dix ans, Woody avait écrit le pas terrible Melinda & Melinda, comédie dramatique bien moins primesautière que ses films habituels, dont la particularité était de raconter la même histoire sous deux angles différents, le premier optimiste et joyeux, le second pessimiste et dépressif. Le résultat était sans appel : si son film réussissait à ne pas trop ennuyer dans sa partie comique (avec le minimum du minimum allennien), il était d’une accablante vacuité dans sa partie dramatique, Allen s’avérant incapable de faire quelque chose des errances existentielles de son héroïne.

Rebelotte en 2013 : le moins que l’on puisse dire, c’est que le cinéaste ne convainc toujours pas dans le registre du drame pur. Trop occupé à chiader les monologues dépressifs de son héroïne, le cinéaste ne propose aucune approche constructive ni même originale de la dépression, faisant son Cassavetes (de Chronique d'une Femme sous influence) sans l'inspiration, et privilégiant à une approche en ombres et lumière une noirceur réductrice qui ruine sa dramaturgie... : la spirale dépressive dans laquelle coule progressivement l'héroïne est bien trop théorisée et bien trop monocorde pour toucher. On rencontre Jasmine à un point A, et la quitte au même point A, et rien de bien substantiel ne vient justifier ce surplace somme toute assez antipathique – surtout pas la « révélation » finale, des plus bidons. Le film finit sur un banc public, mais n'aura jamais vraiment levé le cul de sa chaise.

Décidément pas très inspiré, le cinéaste new-yorkais réduit à une parodie rachitique de lutte des classes sa confrontation des deux « sœurs fâchées », de toute façon loupée dramatiquement : les personnages de Jasmine et Ginger sont intéressants pris à part, mais on ne gobe pas une seule seconde que ces deux nanas aient pu passer leur enfance ensemble ; par ailleurs, Ginger n’existe vraiment à aucun moment en tant que mère (ses deux rejetons-boulets n’arrangent rien à l’affaire). Plutôt que de sauver les meubles (on rit trois fois), l'humour gâteux d’un Allen en mode autopilote met en surbrillance l’échec de la trame narrative du film, qui est d’associer son portrait de dépressive trop noir à sa satire sociale trop faible. Navigant entre gravité et humour, Blue Jasmine aurait pu trouver le salut dans ses flashbacks narrant l’ancienne vie de famille de l’héroïne, en dépeignant l’artificialité de son « bonheur » (compensant tout les problèmes par la dépense), l’indécence de son train de vie, et la dimension sociétale de l’ensemble. Juste un peu, hein, pas un mémoire de huit cents pages. Rien. Allen ne dit rien de substantiel sur l'hyperclasse d'escrocs dont Jasmine vient : vain dans le présent, Blue Jasmine l'est également dans le passé.

Bien entendu, la somptueuse Cate Blanchett livre une performance oscarisable : sa corde raide est littéralement glaçante, et son numéro de funambule par moment littéralement éprouvant ; aucune actrice n’aurait pu négocier parfaitement tout ces virages, sans ciller, sans perdre un seul instant le contrôle du véhicule. On est dans de la grande, grande performance où l’actrice donne tout et reçoit tout en retour (comme c’était le cas de Natalie Portman dans Black Swan, par exemple). Comme toujours chez Allen, le spectacle offre son lot de gueules connues que l'on est content de retrouver (Alec Baldwin, Louis C.K. à qui l'on doit deux des rares vraies bonnes scènes du film, le sensationnel Peter Sarsgaard, ou encore deux transfuges de la série Boardwalk Empire, Bobby Cannavale et Michael Stuhlbarg). Et dans le rôle de Ginger, la craquante Sally Hawkins fait briller toute sa candeur naturelle de petite Brit’ aussi simple que malicieuse. Tout cela est très bien, mais une performance ne fait pas un film.

Blue Jasmine est une « dramédie » mal fichue et dosée, tantôt poussive, tantôt fatigante d’en faire trop, que son obsession du lugubre rend in fine antipathique, et sa paresse scénaristique rend impardonnable (la réapparition miracle d'Augie pour résoudre l'intrigue Jasmine/Dwight, la dénonciation au FBI un peu trop facile, etc.). L'éloge unanime auquel se livrent les critiques est aussi déprimant que son héroïne. Sans Cate Blanchett, il se serait tapé un quatre. Là, bien heureux.
ScaarAlexander
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le 6 oct. 2013

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Scaar_Alexander

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