Pour ne pas être seul, on se réfugie dans une mégalopole techno. On vit les uns sur les autres dans des cités dortoirs. Et personne ne se connaît. Et les rues sont remplies, de gens qui baissent la tête, sous des parapluies transparents, d'une pluie qui n'en finit jamais. Comme il y a très longtemps, la publicité est encore reine. Elle s'affiche sur toute la hauteur des immeubles, revêtus d'idéogrammes. Promettant que les grandes corporations ont tout, pour nous éviter d'être seul.


Pour ne pas vivre seul, on imite la vie organique. On en éprouve le même ennui. On rentre le soir tard dans son immeuble miteux. Et on ferme la porte. On échange machinalement. Sur des banalités. On ne lève pas les yeux. Et on fait semblant, de ne pas être seul.


Pour ne pas vivre seul, on est avec quelqu'un. On partage des morceaux de sa vie. Sans pouvoir la toucher. Elle nous sourit, on lui sourit. On lui offre des cadeaux. Pour une occasion indéfinie. Pour surtout se satisfaire. Car finalement, elle n'est rien. Rien d'autre qu'un hologramme. Aussi belle soit-elle. Même si elle est plus humaine que soi.Et qu'elle dit qu'elle nous aime, comme nous le disaient les vraies personnes.


Et quand on veut faire l'amour, l'hologramme se synchronise. Sur une fille de passage. En lui empruntant son corps. Comme si Her était là. Les traits se superposent. La chair est sous son image. Mais c'est les doigts de l'autre que l'on sent, dans une caresse sur sa peau. Ils se démultiplient, pour juste un peu de plaisir. Et se sentir moins seul.


Pour ne pas vivre seul, on prospère sur des ruines. On rachète les restes. De la Tyrrell Corp. Et on s'improvise dieu. On vit dans l'ombre, au milieu d'eaux noires et silencieuses.On simule le vivant. Et on crée à son image. Des êtres stériles, qui ne pourront pas créer. Elles tombent d'un plastique de mise sous vide. On les caresse et on leur souhaite la bienvenue, avant de détruire sa création. Et on aime par procuration un être imparfait. Comme une projection. De sa propre existence. Et c'est comme cela, que l'on feint de ne pas être seul.


Pour ne pas être seul. On se terre dans un grand hôtel en forme de cathédrale, au milieu d'un abandon silencieux, troublé par un léger bourdonnement. On revoit les morts revenir à la vie. Ceux qui chantent et qui dansent, dans une salle de spectacle vide. Et on donne à boire à un chien, un whisky dont le goût n'est plus qu'un souvenir. Car c'est le même whisky, bouteille après bouteille, infinie. Johnny pourra continuer de marcher...


Pour ne pas vivre seul, on capture le souvenir dans une forêt à jamais défunte. On se penche sur une feuille, où se trouve un insecte protéiforme. On peut vivre dans l'illusion. Se fabriquer des souvenirs. Se pencher sur un gâteau d'anniversaire. Et totalement s'investir dans son travail de création.


Pour que les chef d'oeuvres ne vivent pas seuls, on leur crée un petit frère, on en prolonge l'univers, ou en faire un remake terre-à-terre. Pour que son réalisateur revive le moment de sa grâce, celui d'une création bénie des dieux, d'une conjonction heureuse des hasards.


Blade Runner 2049 est un peu tout cela à la fois. Ridley Scott demeure à la manoeuvre, en convoquant les scénaristes originaux. Tout en s'adjoignant des services extérieurs, ceux de Denis Villeneuve, dont certains plans semblent tout droit sortis de son récent Premier Contact. Dont la traque de l'identité ressemblerait presque à celle de Jake Gyllenhaal dans Enemy.


Et la magie, inespérée, tout au long des deux heures quarante de projection, agit comme par miracle. L'esthétique irréprochable et caractéristique du culte est reprise, sa beauté high tech grise et pluvieuse renouvelée. presque Everything you want to see est là, à l'écran, dans une narration issue d'un autre temps et qui le prend pour s'installer, pour rassurer, pour polir le diamant brut de son univers noir, pour en quelques instants, faire rêver.


Cette suite étend l'univers du culte vers des contrées désolées et artificielles, celle d'un arbre have et mort prenant racine dans un sol qui a tout du stérile, comme les créations de Wallace, d'un Las Vegas irradié d'ocres aux statues sublimes et imposantes comme vestiges d'un monde avant le black out, ou encore de labyrinthes métalliques d'une décharge à ciel ouvert où de petits esclaves ferraillent et récupèrent.


Blade Runner 2049 préserve les saveurs de l'original, de cette chasse à l'atmosphère désespérée, désenchantée, comme si le monde, et les humains qui le peuplent, était voué à sa propre perte. Il en conserve la traque d'une identité qui nous échappe, qui nous file entre les doigts, avant de filer sur autre chose. Vers un sentiment de transcendance, d'abolissement des frontières du vivant.


Il était cependant illusoire d'attendre que le film de Denis Villeneuve se hisse au niveau de son modèle. Même si l'on pouvait, l'espace d'un instant, y croire. Il suffira seulement que la production s'assure que tout le monde comprenne les enjeux et, le temps de quelques monologues, décide d'expliquer tous les tenants et aboutissants d'une intrigue qui n'en avait pourtant pas besoin.


C'est ce seul défaut qui interdit à Blade Runner 2049 de faire aussi bien que son aîné. Comme si cette précaution, habituelle dans le cinéma d'aujourd'hui, l'empêchait d'aller plus haut. Vers ce lyrisme, cet onirisme, cette sorte de poésie fantastique qui faisait tout le culte de l'original.


Comme si, naguère licorne, le film avait été transformé en cheval.


Mais quel cheval...


Behind_the_Mask, qui aime bien, parfois, que l'on fasse du Villeneuve avec du vieux.

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