S'ils l'ont fait dans un registre assez différent, Alien et Blade Runner ont, en trois ans, bouleversé l'univers de la SF au cinéma pour une raison commune, et il n'est pas envisageable que le réalisateur de ces deux films majeurs n'ait été poussé par une seule et même vision. Avant Alien, les films spatiaux les plus sérieux n'avaient jamais montré de travailleurs lambda occupés à prendre leur petit-déjeuner en tee-shirts sales. En adaptant une nouvelle de K. Dick en 1982, Scott pousse ce concept de casual-SF un peu plus loin en plaçant à l'image des publicités de firmes existant à l'époque de la sortie du film, en mélangeant une architecture ancienne et futuriste, et en admettant que même s'ils doivent changer de look, les parapluies seront toujours nécessaires 40 ans plus tard.


Mine de rien, ces changements sont fondamentaux dans la façon dont le spectateur de l'époque reçoit l’œuvre. Pour la première fois, les personnages d'un univers d'anticipation ne sont pas des inconnus aux multiples talents spécialisés (militaires, pilotes, docteurs, scientifiques) mais éventuellement quelqu'un qui lui ressemble (les mécanos sous-payés du Nostromo) ou pour qui il aura des repères immédiats qui intensifieront l'immersion (un flic solitaire et désabusé). Et dans ce Los Angeles futuriste, le décors tient lieu de personnage central, et c'est bien lui (par ses rappels incessants à un présent tangible) qui fait de ce film, au rythme étrange et aux thématiques métaphysiques, un spectacle instantanément intime.
La SF devient pour la première fois viscérale.
Et ce n'est pas un hasard si ce basculement se fait à partir d'une adaptation littéraire. En étant fidèle à cet aspect de la nouvelle au moins, Ridley Scott permet au cinéma de rentrer dans un âge adulte, que les écrivains SF, plus libres, avaient atteint depuis deux ou trois décennies déjà.


Mais introduire un élément nouveau dans l'univers de la science-fiction, aussi décisif et puissant qu'il soit, ne suffit pas à un film pour tendre vers le chef-d’œuvre. A côté de son enquête étirée et parfois nébuleuse, derrière les clichés de private-detective qui enrobent le récit (avec ou sans voix off ?*), le cœur du miracle couché sur pellicule tient dans son iconographie stupéfiante et son ambiance sans équivalent. Les premières images du métrage délivrent une promesse renversante, parfaitement tenue pendant près de deux heures. La nuit, la pluie, la pollution étouffent un L.A. qu'on ne veut connaitre dans cet état qu'à travers ce film poisseux et nécrosé, et pour le coup réellement noir.
La musique de Vangelis, à laquelle on peut être parfaitement hermétique en temps normal, magnifie de nombreux plans, qu'il devient impossible d'imaginer sans elle. La fin du docteur Eldon Tyrell pourrait-elle être aussi inoubliable dans un silence de cathédrale ?
Elément architectural central et facteur indissociable de l'ambiance unique du film, le Bradbury Building devient, dans la deuxième partie du récit, un nouveau personnage principal, le lieu dans le lieu, l'espace étroitement lié à l’œuvre, qui imprime la rétine comme le feu brule la première pupille, en ouverture de ce titanesque space-opera sans espace et au lyrisme déprimé.


En mettant à nouveau en scène des robots, Scott développe l'idée initiée dans Alien. Encore une fois, le droïde est l'émanation d'une méga-entreprise multinationale, l'outil lui permettant d'explorer le plus profondément possible les territoires physiques et moraux que l'humain refuse d'arpenter. Mais là, le concept s'émancipe et affronte son créateur sur un terrain commun débarrassé de principes ou de valeurs, mais pourtant non exempt de philosophie.
Une notion de monstre hors de contrôle luttant pour sa survie propre, au possible mépris de l'écosystème qui l'a enfanté, qui résonne parfaitement aux oreilles du spectateur du 2019 réel (et tant pis pour les voitures volantes).
Hitchcock a longtemps insisté sur la qualité d'un méchant pour étalonner celle d'un film. Roy Batty et ses compagnons de mutinerie arborent donc l'ambivalence parfaite pour couronner le tour de force absolu que représente Blade Runner.
La crise intime d'identité qui comprime la trajectoire des personnages vers le célèbre final au climax désamorcé constitue le sous-texte parfait à ce polar hanté par la fin de l'humanité.


Le fond est en symbiose avec la forme. Quel meilleur hommage pouvait rendre Ridley Scott à la littérature SF qu'en choisissant le Bradbury Building pour cadre déliquescent à son drame ? Un immeuble mité et rongé, aux bois vermoulus attaqué par la pluie.
Car oui, pour la première fois dans un film de SF, il pleut. Et c'est un soulagement.
Sinon, comment pourrions-nous continuer à cacher nos larmes, fussent-elles de bonheur ?


.



  • selon les multiples cuts déployés par le metteur en scène depuis sa première sortie. Tous les amoureux du film possèdent leur coffret aux 4, 5, ou 6 versions

guyness

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