Pourquoi je n'ai pas fait les Gros Yeux à Burton

Un nouveau Tim Burton, c'est un peu comme un nouveau Ridley Scott : le nouveau bébé d'un réalisateur singulier qui nous intrigue et nous fait espérer, même si l'on sait que l'on va probablement être déçu. Et comme pour le dernier Ridley Scott (« Seul sur Mars », même s'il est sorti après « Big Eyes »), j'ai été, en vérité, très agréablement surpris.
Il faut dire qu'à part quelques exceptions (« Big Fish »), le Burton des années 2000 s'est mis en tête d'adapter à l'écran des œuvres fantastiques et délirantes par nature (« Charlie et la Chocolaterie », « Alice »...), ce qui a eu le mauvais effet de l'enfermer dans une sorte d'auto-parodie, pas foncièrement mauvaise mais agaçante à souhait.


C'est en 2014, dix ans après « Ed Wood », que le Tim se décide à réaliser son second biopic.
« Big Eyes » raconte l'histoire incroyable des époux Keane, couple d'artistes américains célèbres des années 1960. Alors que Margarett Keane peignait des portraits d'enfants aux grands yeux, son escroc de mari, Walter, s'en attribuait la création, au départ avec le consentement honteux de son épouse, avant qu'un conflit n'éclate entre eux pour la possession des droits.
Ce thème est l'occasion pour Burton de traiter de nombreux thèmes, inhérents au milieu de l'art moderne américain de cette époque, à la société américaine en général.
A ce titre, on retrouve notamment certains décors et ambiances déjà présentes dans « Edward aux mains d'argent », à savoir les petites maisons pavillonnaires identiques qui semblent faites de carton-pâte, la naïveté du traitement du décor dans les scènes d'extérieur (qui arrive d'ailleurs à donner une ambiance délicieusement kitsch à un film de 2014).


Je ne comprends donc pas pourquoi de nombreuses personnes ont eu le sentiment d'être trahies, de voir un film de réalisateur « interchangeable » ne portant pas la patte de Burton. Sérieusement, ce film respire Burton, il n'y a pas besoin de mettre en scène des gamines gothiques, des fantômes ou Johnny Depp pour retrouver ce qui fait l'essentiel de ses films. Par exemple, ce n'est qu'un détail, mais la façon dont la caméra suit les personnages lorsqu'ils marchent dans les rues, c'est exactement la même technique utilisée dans « Ed Wood ».
Autre composante importante des films de Burton : la critique sociale. La scène où Margarett embrasse son mari en lui disant « Je t'aime » alors que celui-ci répand l'argent gagné lors d'une vente de tableaux sur les époux, le mariage fantasque et ridicule à Tahiti avec des couleurs flash saturées... C'est un symbolisme tellement gros qu'il en devient fin, et ça, c'est Burton.


Bon, j'ai passé un peu (trop) de temps sur l'ambiance,voyons le reste. Amy Adams est très juste dans son interprétation de Margarett même si la soumission de la pauvre artiste à son mari semble parfois irréaliste. Même lorsqu'elle se réjouit de son succès, lorsqu'elle est sincèrement heureuse, on perçoit toujours ce malaise de fond qui la ronge, l'énorme mensonge qu'elle garde en elle. Walter Keane est interprété par le très bon Christoph Waltz qui cabotine tout de même un peu trop, dans ce film. Le personnage est très bien écrit, passant dans l’œil du spectateur de « loser vaguement opportuniste » à « odieux enfoiré que l'on veut pendre en place publique ».


Les personnages secondaires créent une fresque à la fois exagérée et pertinente de la haute société cultivée des 1960's. Entre le snobisme du galeriste (la scène avec Walter est hilarante), l'opportunisme des autres artistes, les critiques de la vieille école gratuitement acerbes... Ces personnages font du film une œuvre haute en couleur, propre à Burton.


Le film aborde également la question de la condition féminine à l'époque. En cela, le personnage de Margarett est assez subtil. Elle est une artiste, fréquente des femmes insoumises au patriarcat (son amie Dee Ann), mais ne peut se décide que tardivement à briser les codes et endure, en plus de son mari autoritaire, les remarques sexistes des amateurs d'art, qui conçoivent difficilement qu'une femme puisse peindre autre chose que des frivolités.
Margarett Keane est insoumise à sa manière, mais n'est en rien un personnage « cliché » ou anachronique.


Pour passer aux bémols du film, maintenant. Christoph Waltz est un peu trop en roue-libre à la fin du film et ne convainc plus aussi bien qu'au début. Connaissant le bonhomme, j'aurais tendance à penser que cela a plus à voir avec Burton et sa direction d'acteur (Dieu sait à quel point Johnny Depp peut être brillant dans certains de ses films et exaspérant dans d'autres, par exemple). Et..je pense que c'est tout, en fait.
Je souligne juste, avant de conclure, que la BO est très bonne et bien adaptée (The Beach Boys, James Brown...même Lana Del Rey m'a convaincu!)


Pour conclure : « Big Eyes » est, à mon sens, une réussite. Se relancer dans le Biopic n'a pu être que salutaire pour Burton, cela l'a empêché de poursuivre sa série de fantaisies lourdes et lui a permis de livrer une œuvre bien plus personnelle et authentique.
Les acteurs sont bons malgré certaines dérives cabotines, le film nous fait rire autant qu'il nous touche, l'ambiance et la critique sous-jacente sont un pur produit Burton.

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le 17 avr. 2016

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Mr_Step

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