Belgica retrace l'ascension puis la chute de deux frères qui se retrouvent, après des parcours que l'on pressent assez dissemblables, dans le projet de création puis de développement d'un bar à concerts, le Belgica. Leur petite boîte à musique, débit de boissons et de toutes sortes de poudres également, deviendra rapidement l'un des lieux les plus hype de la ville, leur permettant d'approcher le soleil, à grand renfort de beat et de lumière pulsée. Se faisant virtuose, la caméra de Felix van Groeningen accompagne cette ascension avec l'acuité d'un Joachim Trier, filmant les scènes de fête dans Oslo, 31 août ; l'excès, l'ivresse, sont captés, mais en même temps le risque de chute ou d'effondrement, qui semble intrinsèquement lié à la griserie apportée par la fête. Le frère aîné, Frank, superbement incarné par Tom Vermeir, le proclame d'ailleurs hautement, lors d'improvisations publicitaires censées vanter le "lieu de perdition favori" qu'est le Belgica : "Au Belgica, venez oublier les soucis de votre quotidien". Or l'oubli n'est pas loin du redoutable fleuve Léthé, fleuve des Enfers et de la mort.


Oubli qui n'a ici rien de rédempteur ni de salvateur. Évitement de la mort du père, qui va se superposer, chronologiquement, aux débuts de la descente aux enfers. Abandon, en regard, pour le frère aîné, de ses propres responsabilités de père ; défection qui va gangréner l'intégralité des liens humains qui se rattachent à lui. Ce questionnement autour de l'accession à la paternité (le petit frère, Jo, magnifique Stef Aerts, va se voir refusé l'accès à ce nouvel état par l'avortement de son amie, après avoir fait tout son possible pour la dissuader d'un tel geste) constitue en effet l'un des axes d'approfondissement du film, le distinguant ainsi d'un Soul Kitchen (2010, Fatih Akin) ou d'un Le Temps des rêves (2016, Andreas Dresen).


Mais ce questionnement, épousant la courbe du film, aboutira lui aussi à un effondrement. Témoin cette ultime scène, poignante bien qu'en apparence anodine, dans laquelle le frère aîné, reconduit quelque peu par force vers son rôle paternel, discute, le soir, dans la nuit, avec le copain qui l'aide à construire une sorte d'extension de la maison familiale (une véranda, comme dans Alabama Monroe ?!). Ses deux tout petits enfants sont visibles dans le cocon de la maison, nus, collés contre la grande baie vitrée à travers laquelle ils essayent désespérément d'attirer l'attention de leur père, pendant que celui-ci, reproduisant le traitement qu'il a reçu et dont on l'a pourtant vu se plaindre amèrement, les ignore définitivement dans ses habits de travail, bonnet vissé au crâne, éternel vagabond devant sa propre maison.

AnneSchneider
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le 6 avr. 2016

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Anne Schneider

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