Barry Lyndon: tableaux de l'humain, de Nieztche à Gainsborough...

Chronique de l'ascension et de la chute d'un opportuniste dans l'Europe du XVIIIème siècle, Barry Lyndon était le film préféré de son réalisateur qui le considérait _ alors qu'il avait par ailleurs un jugement sans pitié pour ses films _ comme une vraie réussite artistique à tous les niveaux (image, musiques, scénario, acteurs, montage, etc...). Un tel jugement donne déjà une idée de ce à quoi il faut s'attendre... Alors disons-le tout de suite, de tous les films que j'ai vus, celui-ci est mon préféré. Pourquoi ? Pour tout : à mes yeux il est le plus beau, le plus profond, le plus grandiose, le plus émouvant, le plus tout de tous... Dès la première image, c'était évident : la Grande Sarabande de Haendel m'a d'abord pris l'ouïe et fixé mes yeux sur ces lettres graphiques blanches sur fond noir qui défilaient en rythmant la musique, puis est venue la première image et je n'oublierai jamais le coup de foudre que ces couleurs, cette voix-off froide et un rien cynique, ce duel au loin me provoquèrent : j'avais la certitude que ce film était fait pour moi, sans besoin d'aller plus loin, et la suite le confirma largement... Pendant ces trois heures, l'histoire de ce garçon aguerri par les épreuves et devenant conséquemment une fripouille sans scrupules tout en gardant au fond de lui une terrible humanité qui le perdra permet au spectateur de s'immerger dans la société du XVIIIème siècle comme aucune œuvre ne l'avait fait jusqu'alors...et comme aucune ne le refit depuis.
Par quoi commencer ?.. Peut-être par la performance de Ryan O'Neil dans le rôle principal car il est la clef de l'émotion de ce film : on lui a toujours reproché de « ne pas en faire assez », de garder le même « type » de jeu et le même physique sans maigrir, sans s'empâter ou se grimer d'aucune façon... Or, cette accusation est totalement malhonnête et relève soit de l'incompétence soit de la jalousie pure et simple. Car Ryan O'Neil a justement ce génie absolu de l'acteur qui lui permet d' « incarner » littéralement chacun de ses personnages sans avoir recours à quelque artifice : il les « saisit » si bien qu'on a l'impression que même ses costumes font partie de lui et dégagent l'énergie, l'émotion et les mille nuances formant le tout parfait qui leur permettent de « vivre » réellement durant le temps du film. Ce film, où il est servi par une caméra « à l'unisson » et des seconds rôles (particulièrement Marisa Berenson) « au diapason », est celui qui lui permet le plus de montrer son talent (il le porte presque sans discontinuer tout du long).
Mais il y a beaucoup plus que ça et peut-être la chose qui marque le plus quand on voit Barry Lyndon pour la première fois est sa beauté extraordinaire : chaque plan, chaque seconde, chaque image ressemblent à un tableau de Gainsborough, transportant jusque dans son esthétique ce film au XVIIIème siècle et en en faisant ainsi pour beaucoup sinon le meilleur du moins le plus beau film de tous les temps... Les légendes et les histoires de tournage ne se comptent plus : Kubrick aurait par exemple, dit-on, attendu dix jours sous la pluie pour trouver la lumière parfaite à un plan de cinq secondes. Vu le degré d'exigence du bonhomme ça semble tout à fait possible... Un fait indiscutable en-revanche est que Kubrick a voulu filmer en lumière naturelle, toujours, et qu'il s'est servi pour cela de caméras utilisées par la Nasa. Ce procédé a permis en-particulier de filmer pour la première fois des scènes éclairées uniquement à la bougie et de donner ainsi une authenticité à l'artifice des maquillages surappuyés de l'époque et de « percer à jour » certains personnages sous les apparences (les parties de cartes dans les châteaux donnent ainsi l'impression d'être jouées par d'étranges monstres rappelant parfois l'expressionnisme, parfois les dessins de Calot). Je ne vais pas détailler le nombre d'histoires « cachées », de thèmes et d'interprétations que ce film propose : ça prendrait des centaines de pages ; et je vais donc terminer par la dernière merveille qui « frappe » d'emblée chez lui : sa musique.
Rarement en-effet la musique n'a été aussi importante dans un film qui ne soit ni une comédie musicale ni un biopic sur un musicien : en ce sens Barry Lyndon est le « fils » direct d'Orange Mécanique sauf qu'ici les musiques ne sont pas remasterisées au synthé et participent, comme les images, à la fois à « l'immersion » dans le XVIIIème siècle et à l'émotion que cette œuvre provoque... Passant des ballades irlandaises traditionnelles aux compositeurs classiques reconnus comme Bach, Haendel et Vivaldi en suivant à la fois l'ascension sociale et les états d'âme du héros, les musiques ne sont pas un simple « décor auditif » mais un élément dramatique à part entière. La Grande Sarabande de Haendel est bien-sûr le morceau récurent et le plus marquant dans l'absolu (il est utilisé maintes fois avec à chaque fois une nuance différente) mais c'est le deuxième mouvement du Trio pour piano et cordes n°2 de Schubert qui orchestre la scène la plus symbolique et la plus « hypnotique » du film, que n'auraient probablement pas renié un Murnau ou un Eisenstein : la scène de la séduction, au beau milieu du film, où la musique, la lumière, les regards, semblent distendre le temps et amener les personnages dans un étrange ailleurs où le cynisme et les sentiments étroitement entremêlés semblent annoncer la tragédie inéluctable... Aussi subtil que sublime, Barry Lyndon est une définition de la Beauté faite film et il est pour moi le chef d'œuvre ultime du cinéma...

Sudena
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le 20 avr. 2016

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