La dictature de l'évènement
On distingue deux lignes de conduites dans la filmographie de Stanley Kubrick : d'un coté la maîtrise du récit, et de l'autre la thématique de l'homme condamné par son destin. Lorsque ces deux lignes de conduites atteignent indépendamment une forme aboutie, d'immenses films peuvent naître : Shining (pour la première), ou l'Odyssée de l'Espace (pour la seconde), en sont de bons exemples. Mais lorsque ces deux idéaux atteignent en même temps leur forme la plus aboutie, ça donne une œuvre excessivement kubricienne : Barry Lyndon
A la fois la plus grande réussite de Stanley Kubrick et son moins bon film, Barry Lyndon raconte l'ascension et la déchéance de Redmond, suivant un plan affreusement binaire (grosso modo : une partie sur l'ascension, une autre sur la déchéance).
L'envie de maîtrise du récit est telle dans ce film que, derrière ses airs faussement tragiques, les événements qui le parcourent n'ont rien à voir avec une quelconque fatalité, mais bien avec cette toute-puissance du récit qui fait subir à son personnage gloires et humiliations, selon la logique de son programme. Le personnage n'est ainsi pas victime de sa condition d'être humain, il est victime en tant que personnage de cette structuration exacerbée du récit. Le montage aura beau être parfois virtuose (ce jeu de regards éblouissant entre Redmond et Lady Lyndon, lors de leur première rencontre), il ne fera généralement que suivre la logique trop pénétrable de la répartition en deux parties du film, narrées par une voix off omniprésente et toute-puissante.
Si l'heure et demie consacrée à l'ascension de Redmond Barry est plutôt réussie, parfois magistrale, et instaure de belles promesses pour la suite, la seconde moitié du film est une catastrophe. D'une part, la supercherie est démasquée (la structure du film est dévoilée, révélant alors toute sa banalité) et d'autre part l s'agit de déchéance, et cela implique, pour Stanley Kubrick une série d'humiliations toutes plus ignobles les unes que les autres. La caméra continue à suivre la logique implacable du récit, mais là ou elle scrutait l'intelligence et la force débrouillarde de Redmond dans la première partie, elle se place simplement en voyeur humiliant le personnage, dans la seconde. Ces moments là, fréquents, sont souvent très pénibles : lorsque la caméra se détourne de Lord Bullingon, vomissant de peur, aucune pudeur : les ignobles bruits gutturaux du pauvre jeune homme trahissent ses problèmes gastriques. On détourne les yeux, ce n'est que pour mieux humilier. C'est cett même envie de voyeurisme rabaissant qui anime la caméra lors de la tentative de suicide de Lady Lyndon : elle suit à l'exactitude les convulsions pathétiques et les déplacements de la pauvre femme, alors que cette exaspérante voix off (encore elle, toujours elle) expose froidement la séquence.
La simplicité aberrante du récit (ascension directe et déchéance directe, les deux parties qui, si l'on devait les représenter en une courbe graphique, formeraient un pic droit et solitaire) applique sa toute-puissance au reste du film. Mais, contrairement au méfaits de la fatalité, ce ne sont pas que les personnages qui en sont victimes. C'est le film tout entier qui est commandé ici, et, à cause de cette structuration excessive du récit, il reste cloisonné sur sa propre dimension fictionnelle, impuissant alors à élargir au genre humain, ni même à pouvoir simplement émouvoir, l'antipathie générale de la plupart de ses personnages permettant à Kubrick de leur faire subir la dictature de l'événement sans impliquer le spectateur.
La manipulation est totale, et le film réussit, pendant près de 3h (!), à captiver le public dans un récit cloisonné sur sa propre dimension, racontant l'histoire pseudo-tragique de personnages à qui l'on ne peut s'identifier, non pas parce qu'ils sont simplement coincés dans leur dimension fictive, mais parce qu'ils sont victimes d'une systématisation d'un récit auquel on a ôté toute liberté.