Comme beaucoup de cinéphiles, Kubrick est un de mes réalisateurs préférés. Un mythe, un roc, un cap sur lequel personne ne peut marcher maintenant. Il est célébré et consacré partout. Il était déjà le réalisateur le plus influent, le plus décisif, le plus brillant, le plus controversé, le plus mystérieux, et le plus intéressant de sa génération, et depuis peu de réalisateurs font le poids depuis sa mort, soit 19 ans plus tôt.
Mais je n'avais pas vu en entier, ou dans de bonnes conditions une de ses plus grandes oeuvres : Barry Lyndon, le grand et fameux Barry Lyndon. Et ce que l'on peut dire, c'est qu'il n'est pas vraiment mon préféré, loin de là. Orange Mécanique reste mon chouchou, Dr Folamour, Full Metal Jacket, ou Shining sont maintenant dans mon coeur. Pour les films de Kubrick, j'ai toujours préféré l'expérience et la répétition, alors qu'un film normal, je le regarderai seulement une ou deux fois dans ma vie. Mais les films de Kubrick sont tellement intemporels et visuels qu'ils engendrent une fascination maladive sur moi, que plus je les regarde, plus je les scrute, plus je les observe, plus de nouveaux secrets apparaissent et s'évanouissent dans un tonnerre de bruit, d'images, de son incroyablement pur.
Kubrick voulait faire sa grande fresque historique, et après Orange Mécanique, était clairement le réalisateur le plus en vue de sa génération. De son Angleterre il va alors recréé le 18e siècle dans toute sa splendeur comme jamais on l'a fait, et comme on ne l'a plus jamais fait. Il a réussi un tour de force magistral ; rendre tout absolument crédible et parfaitement compréhensible, le tout dans une beauté indépassable et parfaite.
Tout sent et pue la perfection que voulait Kubrick : c'est une merveille visuelle incroyable, où les decors sont géniaux, la photographie, les cadres, le montage et la lumière étant même plus importante que la mise en scène, pourtant elle- aussi exceptionnelle. Un film pictural, une vraie peinture époustouflante, qui rend presque le reste nul. Car tout le monde connaît 10 000 anecdotes sur Barry Lyndon, des bougies au nombre de scènes aux anecdotes de tournage qui passait Kubrick pour un tyran, etc. Et après de nombreux préjugés, Barry Lyndon ressort comme un conte abstrait coloré, superbe, d'une tension et d'une intensité immense, où toutes les étoiles se sont alignés pour nous faire vivre une odyssée magnifique mais aussi éclatante.
Malgré l'échec commercial de ce film longtemps incompris et boudé par de nombreux spécialistes, Barry Lyndon est une vraie épopée de l'homme et de la condition humaine et son destin. Avec une direction d'acteurs remarquable, Kubrick permet à Ryan O'neal d'avoir enfin un rôle à sa mesure, ainsi que tous les seconds rôles absolument délicieux (notamment Marisa Berenson, superbe, mais surtout Léon Vitali, le petit Lord qui veut la place du calife), et permet un souffle démentiel au film. Comment un mec qui a tout réussi peut- il aussi merdé ? Comment un mec qui s'est hissé au plus haut peut- il se montrer aussi antipathique et détestable avec autrui ?
La froideur du film permet, à l'appui d'une musique éblouissante elle- aussi rentré dans la légende, une vraie autopsie de la condition humaine dans ce qu'elle a de meilleure et de pire. Et c'est évidemment le plus intéressant ; comme souvent, Kubrick ne prend pas partie dans le récit et nous dévoile comment un irlandais de bas étage, avec ses qualités de conteur, de charmeur irrésistible, de formidable combattant, parvient à devenir quelqu'un, un Lyndon, où l'on découvre ses pires bassesses, au menu trahison, mensonges, tromperie, abandon, et délaissement.
Ce film historique n'est finalement qu'un prétexte pour une fable philosophique sur un homme qui n'arrive pas à lutter contre son destin, sa condition et son instinct de primate, faisant de Kubrick presque un médecin au chevet de son histoire. Disséquer, analyser, afin de se rendre compte de la puissance de la nuisance comme du bonheur des hommes. Barry Lyndon en est une métaphore à plein nez, mais brasse énormément de sujets qui sont presque un jeu de pistes évident chez Kubrick, joueur d'échecs passionné qui va disséminer des secrets et des symboles partout dans ces films.
Ne l'ayant pas vu pendant de très longues années, il faut avouer que comme beaucoup de chef d'oeuvres, il n'a pas vieilli d'un pouce et le revoir fait chaud au coeur. On souffre avec Madame Lyndon, on déteste progressivement Barry Lyndon, et on ne peut assister impuissant à sa chute, resumé par la mort de son fils, dans une scène déchirante, jusqu'au duel final, où son cher petit neveu régler son compte une bonne fois pour toutes. On est complètement happé dans l'histoire, le montage comme les scènes passent à une vitesse éclaire, et on en ressort terrassé.
Quel bonheur, même en 2018 ! 43 ans passés, et pourtant... Les grands films ne meurent jamais.