« Il n’est de plus bel instant que celui de la mort »

Le noir et blanc et la couleur, la bonté de l’Homme et sa douleur. En 1985, avec Ran, Kurosawa adapte le Roi Lear de William Shakespeare pour composer le tableau expressionniste de la noirceur humaine. Un chef-d'œuvre baroque et coloré qui trouve en Barberousse son parfait contraire, le N&B et la touche dostoïevskienne (reprise d’une intrigue de Humiliés et offensés) permettant l’éclosion d’une vision humaniste aussi intimiste que généreuse.


On le devine très vite, le film a les défauts de ses qualités. Pensé par Kurosawa pour être le film-somme de sa vision du monde, Barberousse est un chef-d'œuvre de précision (reproduction à l’identique d’un véritable dispensaire, construction d’un quartier entier de la ville, etc.), de composition plastique (formidable photo noir et blanc saturée de Takao Saito), d’humanisme exacerbé (amour compassionnel, empathie, etc.). Un désir de perfection parfois incommodant, comme nous le rappelle cette scène presque surréaliste où le bon docteur se transforme en castagneur hors pair, comme si la grandeur d’âme devait se traduire par un héroïsme sans failles.


Des failles, fort heureusement, on en trouvera chez Yasumoto, le jeune novice dont nous suivons l’apprentissage, tout comme on trouvera des contrastes au sein de ce cadre hospitalier émaillé par la vie et la mort, la souffrance et l’espoir. Le dispensaire va ainsi justifier les choix éthiques et esthétiques en nous dévoilant le meilleur de l’homme après avoir explicité sa souffrance, sa douleur infinie. Comme si la bonté du cœur ne pouvait s’offrir à notre regard qu’après l’inspection minutieuse des plaies putrides. Une démarche que le docteur Barberousse exprime clairement : pour poser un diagnostic, il faut voir l’Homme derrière les symptômes. La vérité derrière la fausse évidence.


La scène d’ouverture où Yasumoto visite, contraint, le dispensaire est parfaitement à propos, le personnage ne voyant que crasse, odeurs nauséabondes et conditions insalubres plutôt que ceux qui les subissent. Son parcours initiatique consistera à surmonter ses propres fêlures (une ambition contrariée et une déception amoureuse) pour les mettre au service des pauvres dont la douleur finira enfin par éveiller son empathie humaine, et donc sa vocation de médecin. Pour le conduire à destination, pour l’aider à ne plus tourner de l’œil devant un réel embarrassant, la narration va s’épancher au plus près des cas chroniques comme un médecin va se pencher sur ses malades : les cas pathologiques se succèdent en autant de récits exemplaires, esquissant humblement les différentes facettes de la condition humaine (amour, famille, amitié...).


Pour ce faire, Kurosawa investit le principe de mise en abyme, celui-là même qui fera la force de Dodeskaden, et met la forme au service de son propos : le dispensaire se mue en espace gigogne délimité par les « soshis », par des panneaux coulissants qui s'ouvrent sur autant d’alcôves secrètes où la vie se joue sans fards et sans détours : une femme est aux prises avec ses pulsions criminelles, un homme affronte le cancer qui le ronge, une orpheline est broyée aussi bien sur le plan physique que morale... Cette organisation qui voit se succéder les maux et les mots permet surtout au Sensei de créer un lien fort qui unit l’image au propos, la vérité mise en scène avec une pensée pleine de vérité. La rencontre avec Sahachi en est l’illustration parfaite, puisqu’en s’échinant à parler malgré la mort qui le gagne, il donne à un épisode de sa vie (une histoire d’amour déçue) un sens aussi profond que bouleversant.


De la même façon, c’est tout le travail de mise en scène de Kurosawa qui permet d’exprimer poétiquement la complexité de l’existence, de cette nature humaine réceptacle des passions, des émotions comme des infamies : c’est la danse lascive de la “Manthe religieuse” avant le passage à l’acte, c’est le défilé des malades unis dans un même uniforme, c’est le visage d’une jeune femme qui s’anime à l’évocation de son père... Nul besoin d’en rajouter dans ces cas-là, lorsque l’image se charge ainsi d’éloquence, le cinéma nous permet de voir l’indicible, l’invisible, l’inestimable beauté qui se niche dans le tragique même de la vie.


« Il n’est de plus bel instant que celui de la mort », dira le docteur Barberousse gagné par un accès de fièvre dostoïevskienne. Ce qu’il y a de beau à voir, ce n’est pas tant la survenue de la mort que la libération de la vie, la vie qui irradie, contamine, se repend sans cesse dans l’univers. La belle idée, ainsi, sera de représenter la force positive comme un virus se propageant d’individu en individu, comme une épidémie bienfaitrice qui trouverait en la figure inébranlable de Mifune son épicentre. C'est-ce que “l’épisode” dédié à Otoyo, la jeune muette, exprime à merveille : la bienveillance, qui vient de terrasser l’orgueil de Yasumoto, transforme l’ancienne prostituée en infirmière, avant de toucher le cœur du garçonnet Petit Rat. Une maladie vivifiante qui n’épargne pas l’écran grâce au sens poétique du maître nippon : le regard de la muette brille de toute son humanité dans l’obscurité, tandis que ses consœurs se chargent de propager son désir de vie en criant dans le puits, espérant sans doute que la bonté gagne enfin les entrailles du monde...

Procol-Harum
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le 16 nov. 2021

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