Un sens au vide ou le vide de sens (critique à chaud #2)

Attention, légers spoilers parsemés dans ma critique. Non que le film regorge de twists, hein.




Le « vide » de mon titre ésotérique est celui laissé par le personnage d’Isabelle Huppert dans la vie de son veuf et de ses deux orphelins. Dans l’œuvre de Joachim Trier, ce vide est voyant, encombrant, étouffant. De façon étrange, la mère est omniprésente dans le film, en apparition, en souvenir, ou même simplement lorsque son absence se fait sentir. Au passage, cette approche a ses inconvénients. Dans un premier temps, le spectateur s’exclame mentalement « wow, Huppert parvient à être à la fois mystérieuse et pleine d’affection maternelle sans piper mot ! ». Ensuite, progressivement, on fronce un sourcil : « hum, dis-moi Jojo, hors analepses, Huppert n’apparaît que pour être à la fois mystérieuse et pleine d’affection maternelle non ? ».


Le « sens » est celui que les personnages seraient tentés de chercher à cette tragédie. Une idée bien représentée par la phrase de Jonah judicieusement incorporée au trailer : « There's no story in a car accident...so people have to make one up ».


Pour décrire la situation de manière plus générale, chacun des trois protagonistes trouve une mauvaise façon de traiter cette absence insoutenable : le père laisse couler, et tente de s’oublier et de l’oublier avec une romance déconseillée. L’aîné tente de construire à part une vie de famille parfaite parce que normée, pour être responsable, et surtout être à bonne distance du drame. Cependant, dès son retour il est forcé d’admettre l’inefficacité de la chose : il rejette inconsciemment tous les moyens d’expression de son frère comme « weiiiird » et tombe dans l’adultère et l’alcool avec une facilité et une vacuité déconcertante. Le cadet fluctue entre l’extériorisation de ses sentiments face à un écran – ou face à son frère, mais sans plus d’humanité – et intériorisation massive qui le laisse dériver vers une fascination morbide.


Tout cela est fort bien construit, et bien représenté par Trier, quoique de façon un brin académique. De plus, en confrontant ces solutions fâcheuses à la bonne, à savoir la résolution par la communication, le réalisateur se donnera les moyens d’attaquer rapidement la question au cœur de son projet : face à un vide aussi évident et aussi écrasant, comment parler ?


Le problème, simplement, est dans une communication qui ne doit pas contourner l’éléphant dans la pièce (1). Ou plutôt les problèmes. Le premier, l’obstacle individuel, c’est que parler force à ressasser un souvenir douloureux ou considérer une vérité désagréable. Le second, l’obstacle interactif, c’est que la réaction au tragique – voire l’interprétation des faits – diffère d’une personne à l’autre. Souvenez-vous, la question de la négligence du rôle de mari et père n’est que brièvement abordée lors d’une dispute, alors qu’elle aurait pu être entièrement traitée des années plus tôt.


Trier dévoile habilement ces obstacles en décrivant tous les symptômes de la communication difficile : le minimalisme, le quiproquo, le recours à l’altercation, l’égocentrisme aveugle, etc. Le minimalisme car Jonah ne sait que répéter « bizarre » et « bien » quand son frère s’épanche à sa façon ; le second étant un piètre encouragement et le premier signifiant à peu près « je ne peux pas te comprendre et je ne chercherai pas à le faire ». Le recours à l’altercation, très visible dans la chambre de Conrad en début de film, où le père ne parvient à conduire une conversation que lorsque celle-ci vire au conflit. Le quiproquo, avec l’exemple évident de Jonah qui préfère laisser croire indéfiniment que sa femme est cancéreuse au fait de se livrer à une clarification gênante. Égocentrisme puisque, grossièrement, le script regorge de gens qui se racontent mutuellement leur vie sans s’écouter.


Cependant, l’œuvre elle-même semble souffrir de cette incapacité à communiquer. Pourquoi les personnages reviennent ils à des situations déjà vues après une amorce d’évolution ? Pourquoi ces insistances éphémères sur des sujets auxiliaires à l’intrigue, comme les conditions de vie au Proche Orient (un biais pour expliquer la vie de reporter, elle-même utilisée pour expliquer l’aliénation de la mère), ou la vie sociale formatée des lycées américains ? Un plan est symbolique de cette tare auto-infligée : en plein flash back explicatif, un gros plan fixe (ou presque, la caméra fait des petits cercles incongrus) sur le visage une fois de plus mutique d’Isabelle Huppert. La réussite de la construction narrative et la qualité du jeu d’acteur nous permettent de savoir que ce moment représente son basculement vers le suicide, mais pas de le voir. En ce qui me concerne, le film ne nous le fait pas sentir sur le plan émotionnel.


Apparemment entravée par son propre propos, l’œuvre peine alors parfois à quitter les poncifs du genre : un sourire paternel attendri lorsque les enfants s’endorment lovés dans une heureuse conclusion un peu sommaire, un cut d’une conversation maladroite à une causette post-coïtale confortable (deux ou trois fois dans le film), et, ce qui m’a un peu plus gêné, une auto-humiliation prolongée pour étaler la déchéance d’une lycéenne bourrée. Dans l’idée, pourquoi pas, si l’on veut établir un contraste avec la vie introvertie mais au combien plus riche et créative de Conrad, mais là le clou est enfoncé jusqu’à frôler le boulon du règlement de compte misogyne (2). Ceux d’entre vous qui ont vu le film, lu ma critique et envie de me répondre (alerte intersection nulle) me rétorqueront sûrement qu’on pourrait substituer un quarterback bien beauf à la pom-pom éméchée, nulle misogynie mon bon monsieur ; mais dans ce cas pourquoi la ramener dans la scène suivante à un idéal féminin qui marque pour longtemps l’esprit candide du cadet ? Bon, là, j’ai conscience de chercher la petite bête dans une meule de foin (euh…).


Une réserve plus générale de ma part, et donc plus à même de clore ma critique, porterait sur la façon dont chaque personnage parvient finalement à accepter la mort d’Isabelle Reed. En exagérant un peu : le cadet mesure le trauma face à des considérations romantiques de lycéen, et ça passe. L’aîné se réveille, vaseux, et se dit brusquement « je fais moult conneries là dites-donc, mieux vaut que je me calme et que je rentre voir ma femme ». Le père se voit expliquer par le collègue/amant/biographe de sa femme la raison pour laquelle celle-ci s’était distancée, puis il constate l’apaisement de ses gamins, et se permet donc de clore le film sur un de ses sourires satisfaits dont Gabriel Byrne a le secret. Moui.


La note : un 6 suffisant pour me pousser à scruter la filmo de Jojo.


L’avis du spécialiste : « Une mère qui meurt et son enfant qui parvient à l’accepter via une remise en cause brutale ? C’est dark comme sujet de film. » Nanni Moretti.


(1) désolé, vous avez le droit à une traduction littérale, faute de suggestions Google satisfaisantes
(2) oui, un clou dans un boulon. Vous n’êtes pas sur SensCritique pour l’exactitude des métaphores à base de bricolage, si ?

Ivain_Emey_Jr
6
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Créée

le 31 déc. 2015

Critique lue 547 fois

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Ivain M.

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