Everybody comes to Hollywood, that want to make it in the neighborhood ...

Damien Chazelle occupe une place particulière dans le paysage hollywoodien. Un auteur, indiscutablement. Célébré par une certaine critique, et en tout cas acclamé par les instances hollywoodiennes. Mais en même temps curieusement anachronique : quand il se retrouve à la tête de superproductions, elles ressemblent à La La Land, ou à ce nouveau Babylon. Que des films soient influencés par A Star is Born (qui a d’ailleurs été remaké avec Lady Gaga) ou par Chantons Sous La Pluie, c’est tout naturel – que l’on ressorte presque à l’identique des structures des années 50 à l’ère de la « modernité » du blockbuster hollywoodien, c’est surprenant. Peu de gens font aussi ouvertement un travail sur les formes du classicisme – James Gray est un des rares noms qui viennent à l’esprit, lui qui a d’ailleurs signé un film sur l’espace presqu’en même temps que Chazelle. Se retrouver dans ce genre de cénacle devrait être le dernier degré du prestige. Et pourtant, film après film, la réputation de ce dernier, qui avait attiré une adoration quasi-universelle après son Whiplash, semble se détériorer, et un front critique se constituer contre lui. Il y a quelque chose de difficilement définissable qui agace chez le bonhomme : quelque chose que l’on n’identifie pas immédiatement, mais qui se précise davantage avec chacune de ses œuvres.


Babylon est, dans ce sens, un film extrêmement utile : le magnum opus philosophique de Chazelle. Un film qui essaye clairement non seulement d’écrire une histoire du cinéma (états-unien, mais c’est dans la nature des américains de toujours prétendre à l’universel), mais d’en formuler une théorie esthétique. Si l’on veut savoir pourquoi ne pas aimer Damien Chazelle (ou, qui sait, pourquoi l’apprécier), il a eu la gentillesse de signer pour nous une démonstration quasi-mathématique, un PowerPoint en forme de partouze.


C’est une qualité indéniable du métrage. On peut ne pas l’apprécier – mais on peut difficilement le rejeter d’office, sans engagement avec son contenu idéologique. Et c’est une courtoisie, qui, je pense, doit être rendue à Chazelle. Moins qu’une critique, suit une tentative d’analyser le film et son contenu théorique, sans nécessairement s’attaquer directement à des considérations plus purement subjectives de goût. Il serait par exemple tout à fait possible de dire que les efforts répétés du film pour choquer le bourgeois sont, tour à tour, tristes et hilarants de la part d’un réalisateur aussi propret que Chazelle, et qu’on a, à chaque explosion de fluide corporels, vraiment l’impression de voir un boy scout qui se sent pousser une âme de révolutionnaire après sa première communion et décide de dire « bite » devant un miroir en buvant un soda AVEC sucre pour une fois. Mais ce ne serait que moyennement constructif, on s’abstiendra donc.


Examinons-donc Babylon, en posant quatre questions qu’il nous reste à la suite du visionnage. L’existence même de certaines de ces questions pourrait constituer un argument à charge contre le film (la frontière entre ambiguïté et incohérence est fine comme du papier de riz), mais, encore une fois, prenons le parti-pris de considérer le film sérieusement.


https://www.youtube.com/watch?v=sjVxU4Gdhaw

A. QU’EST-CE QUE LA NOTION DE STYLE CHEZ DAMIEN CHAZELLE ?

Damien Chazelle n’est pas juste quelqu’un qui fait des films très esthétisés (on pourrait dire un « cinéaste du style », comme on évoquait le « cinéma du look » en France dans les années 90), mais quelqu’un qui fait des films sur le style – sur l’art en général, mais sur une certaine hiérarchie de l’art. Sur ce qui sépare le tout-venant de l’Art avec une majuscule, de l’art noble. On voit dans ses films un portrait (souvent peu élogieux) des coulisses du monde de l’art, et, après de multiples répétitions, essais et entraînements, la narration va atteindre son pic émotionnel lors d’une scène de performance artistique qui touche à quelque chose de plus grand, de sublime, de spirituel – une performance à laquelle nous assistions souvent en intégralité. Dans Whiplash, c’est évidemment le concert de fin ; dans La La Land, la scène de l’audition (qui nous communique le message du film : « rendons hommage aux rêveurs / tout idiots qu’ils puissent paraître »). Babylon est, encore une fois, très urbain envers ses potentiels interprètes, puisqu’il souligne délibérément ses moments de sublime, en nous montrant exactement les images capturées par les caméras en noir en blanc : le baiser sur la colline entre Brad Pitt et sa muse après la scène de bataille ; la danse et les larmes de Margot Robbie ; etc.

(Un de ces moments mérite peut-être plus ample commentaire : le dernier, le baiser entre Manny et Nellie, capturé par une caméra errante – pas d’incohérence ici, c’est une suite logique de la dernière scène musicale dans La La Land : l’argument étant que les relations personnelles des artistes sont élevées au rang d’art par leur proximité avec leurs travaux, et que quand bien leurs amours auraient été un échec, elles vivront toujours dans un accomplissement artistique diffus).


Une influence évidente du film, surtout dans sa très longue séquence pré-générique, est évidemment Baz Luhrman (qui avait lui aussi débauché Toby Maguire pour incarner l’esprit des années 1920 dans son Great Gatsby, au demeurant ; sans compter que Moulin Rouge avait aussi un motif visuel à base d’éléphant). Et le contraste entre les rapports à l’art de Luhrman et Chazelle est extrêmement visible. D’un côté, on a un art qui ne peut s’expliquer que par son milieu, par son contexte. Moulin Rouge est un film criard et quelque peu déplaisant, mais de façon tout à fait délibérée, qui cherche à retranscrire par le menu le romantisme échevelé (et quelque peu misogyne) d’une jeunesse bohème aux cerveaux rongés par l’abus d’absinthe. Elvis (le meilleur Luhrman) est presque matérialiste dans la façon dont il insiste, scène après scène (non sans facilités et complaisances de scénario hollywoodien, il ne s’agit pas de qualifier l’ami Baz de dangereux marxiste en liberté) pour remettre le chanteur dans un contexte historique, et pour faire vibrer tant ce contexte historique que la structure même du film au rythme, au tempo de la musique qu’il produit.


Au contraire, pour que Chazelle puisse justifier l’importance du style, l’importance de cette transition vers le sublime, il faut que l’Art soit présenté comme étant précisément distancié du contexte de l’époque : on a un monde vulgaire, banal, commun, duquel il faut s’élever. Ce n’est pas par hasard que de nombreuses scènes dans Babylon sont construites sur de longues séries de catastrophes au sein d’un tournage, qui empirent encore et toujours, et sont souvent couplées avec un petit coup de bas corporel (Brad Pitt qui se bourre la gueule, les figurants crades qui envoient des injures à Manny, Margot Robbie qui donne une érection à un de ses co-acteurs dans une scène, etc. …) – jusqu’à ce que la transcendance arrive – avec le passage au noir et blanc et les grands élans lyriques de la musique.


Ce n’est pas pour rien que Baz Luhrman, quoiqu’on puisse dire de son cinéma, fait toujours des films d’une sincérité presque naïve – ce ne serait pas une mauvaise description de Babylon que de dire que c’est du Luhrman avec du cynisme en plus : ce qui change, mine de rien, pas mal de choses.


Ce désir vers la transcendance est illustré chez Chazelle, de façon répétée, à travers le motif du jazz. Tant et si bien qu’on pourrait dire qu’il tourne ses films comme s’il préférerait avec une trompette entre les mains plutôt qu’une caméra. Le jazz incarne l’art pur : celui qui peut recréer les mémoires d’un couple à la fin de La La Land ; celui qui rythme les vies de tous les personnages dans Babylon, et qui continue à s’épanouir alors même que tous les professionnels du cinéma connaissant la déchéance et la mort. Il s’épanouit, justement, dans un petit café, loin des studios, loin des caméras : le monde du cinéma est impur, mais la musique des cieux est éternelle. C’est un point de vue que l’on peut supposer respectable, mais qui paraît oxymorique quand on l’applique spécifiquement au cinéma, comme fondement d’une théorie esthétique du cinéma.


Cette contradiction est, sinon résolue en tout cas légèrement atténuée par la façon dont Chazelle se sert du médium cinématographique pour développer son style. Et on ne peut pas lui enlever que c’est un styliste de talent, aux mouvements de caméras ambitieux, avec un sens affûté du montage et un très beau sens de la couleur (les aplats de couleur des robes des héroïnes de La La Land sont presque devenues un cliché de cinéphile ces jours-ci, mais force est de constater que c’est très joli). Ce qui l’empêche de convertir son talent de technicien en véritable crédibilité d’auteur, c’est bien que, par essence, son système idéologique réclame que le style ne soit rien d’autre que sa propre justification. Les grandes scènes sont des morceaux de bravoure spécifiquement destinées à se détacher du reste du film, à créer une rupture qui permet d’atteindre ce sens du sublime. La La Land est à cet égard un bon exemple : la scène d’introduction sur l’autoroute ne sert fondamentalement pas à grand’chose, si ce n’est à afficher les qualités esthétiques du métrage. De même, lors de la scène-clé déjà mentionnée, l’audition d’Emma Stone, le décor disparaît, et l’actrice reste seule dans un espace noir, le visage en gros plan : le monde a disparu, la déconnection avec le reste du film a été parachevée, et maintenant, on peut passer aux choses sérieuses. Babylon n’est pas moins clair dans ses ruptures : la plus éloquente restant probablement toute cette visite dans le nightclub souterrain et décadent de la mafia (une scène sur laquelle on reviendra, au demeurant, tant elle jure avec le reste du film), ou les personnages doivent littéralement quitter Hollywood, s’enfoncer dans le désert, et passer à travers un tunnel symbolique vers un autre monde.


Il est à ce titre signifiant, que, pour tout ce que Babylon prétend évoquer le cinéma, sa structure soit au final extrêmement théâtrale : pas dans sa mise en scène, que l’on pourrait difficilement qualifier de « théâtre filmé », mais dans sa narration – le passage des années comme autant d’actes ; une focalisation sur un petit groupe de personnages qui se croisent et discutent au fil des scènes, étant occasionnellement réunis tous sur scène (pour la fête de début, et l’épisode du serpent dans le désert) ; et la longueur des scènes, souvent basés sur la répétition, comique ou non, et de longs dialogues très écrits.


B. QUELLE EST LA NATURE D’HOLLYWOOD ?

La scène centrale de Babylon, celle qui développe le plus explicitement son propos, est évidemment la confrontation entre Brad Pitt et Jean Smart, où le personnage de cette dernière, la journaliste Elinor, lui explique qu’Hollywood n’est au final qu’un éternel recommencement, que tous les acteurs du drame seront perdus dans les pages de l’histoire et que d’autre rejoueront les mêmes scènes à leur place – avec les films comme seuls garanties de leur immortalité. La scène, déjà très explicative (même si indéniablement puissante – on peut toujours investir un lieu commun d’une grande force et poésie si on essaye assez fort), ne mérite pas forcément d’explicitation, mais elle soulève quelques problèmes par rapport au reste du film. La définition avancée par Chazelle est claire, mais est-elle cohérente ?

« Pas toujours » est une réponse adéquate. Premier élément contradictoire : le film, comme son auto-définition nous l’a fait comprendre, se veut être l’exploration d’un système, qui au final dépasse et englobe tous ses personnages. Leurs vies sont dérisoires et ont justement besoin de devenir partie même du système, de l’histoire du cinéma en tant que tel, pour trouver leur pleine et entière signification. On peut percevoir cette nature cyclique, par exemple, dans le choix d’avoir Margot Robbie jouer à la fois Nellie LeRoy et la starlette qu’elle remplace : les actrices sont interchangeables, comme le sont leurs images de marque, virginales ou séductrices (si la tentative de Manny de « civiliser » Nellie à la My Fair Lady avait été couronnée de succès, elle serait devenue l’actrice dont elle a pris la place). Mais, et c’est bien là le paradoxe, le film ne renonce jamais à un mode d’identification avec les personnages, très hollywoodien et convenu – quand bien même il s’essayerait à de vraies explorations du système, il revient toujours à Manny, qui ouvre et ferme le film. Les scènes immortalisées en noir et blanc, qu’il perçoit à la fin du film, sont celles de sa propre vie, n’ont pas de valeur artistique ou émotionnelle en dehors de son propre rapport aux images (qui est aussi le nôtre, à travers la manufacture de notre identification) :

  • Nellie qui danse sur le bar : la naissance (en tant qu’icône, que figure de cinéma plus-que-réelle) de la femme qu’il a aimé.
  • Brad Pitt qui embrasse l’apparition voilée de blanc sur la falaise : le premier tournage auquel il a assisté, la naissance de sa vocation – qui plus est, un plan qui n’existe que grâce à lui, grâce aux efforts qu’il a consenti pour récupérer la caméra.
  • Le concert de jazz de Sidney Palmer : un concert qui n’existe que parce que Manny a eu l’idée de faire du jazz une manne financière pour les studios de cinéma – de façon plus générale, un symbole du sommet de sa carrière à Hollywood.
  • Le baiser entre Manny et Nellie : se passe d’explication.
  • Le plan de Fay Zhu fumant une cigarette : est une anomalie, et paraît plus cohérent par rapport à la thèse du film (à noter, cependant, que c’est le seul de ces plans en noir et blanc que l’on ne voit pas être filmé dans la diégèse même du film, il n’y a pas de caméra dans la scène de fête où elle chante sa chanson). Il reste tout de même très possible de le raccorder à Manny. Littéralement, il est responsable de son départ en Europe et de sa déchéance dans le système des studios hollywoodiens. De plus, elle représente la possibilité d’une vie alternative qui aurait peut-être pu sauver Nellie, une solution qui aurait préservé la femme qu’il aimait. Métaphoriquement, son image de star est entièrement basée sur des stéréotypes raciaux (orientalistes, exotiques, etc), et une des responsabilités de Manny en tant qu’agent des studios est précisément de maintenir les catégorisations racistes de la société Américaine (comme vu dans la scène avec le trompettiste de jazz qui doit se mettre en blackface). Le plan de Fay Zhu peut donc aussi être lu comme une référence à la fois au statut racisé de Manny et aux compromissions auxquelles il s’est livré avec le mainstream.

Deuxième élément contradictoire : le film se revendique comme la description d’un système cyclique, mais suit, presque malgré lui, une structure linéaire. Il y a la tentative, presque timide, d’insérer des images de la fête qui marque l’ouverture du récit au tout début du montage de fin, et quelques éléments récurrents comme le renouvellement constant des ex-femmes de Brad Pitt (son personnage est probablement le plus cohérent et le plus intéressant du film, il faut bien le confesser). Mais le film emprunte, ouvertement (plus ouvertement que nécessaire : était-il nécessaire du montrer du doigt les parallèles entre les deux, qui seraient déjà évidents sans ce soulignage excessif qui prend le spectateur pour un inculte ? d’une certaine manière oui, dans le sens où les éléments scénaristiques du film, en dehors de ce copier/coller, ne suffiraient pas à bâtir de façon cohérente la thèse du film) la structure de Singin’ in the Rain, qui n’a rien de circulaire. Le classique de Gene Kelly est presque positiviste : le vieux monde est oublié, et les innovations technologiques (le parlant en l’occurrence) nous amènent dans un futur plus brillant, plus harmonieux, meilleur en tout point. Babylon est évidemment beaucoup plus cynique quant à la nature de ce futur, mais il a beau nous dire qu’Hollywood n’est que perpétuelle récurrence, cette récurrence est tout sauf évidente. Significatif : ni Jack Conrad ni Nellie LaRoy n’ont de successeurs établis, de compétiteurs qui vont prendre leur place dans le système (Nellie, comme déjà dit, a une prédécesseuse, mais après elle, le déluge), en tout cas pas dans la diégèse du film. Plus significatif encore : le montage final du film, qui choisit de montrer l’histoire du cinéma comme une ligne droite, de l’expérience de Muybridge à Avatar (avec un petit bout de Persona de Bergman en guise de point final, certes). Chassez le positivisme, il revient au galop …


C. LA DESTRUCTION DU VIEIL HOLLYWOOD : ACTE JUSTIFIÉ OU NON ?

Ces ambivalences, entre systémique/individuel et cyclique/linéaire, sont surtout des obstacles quant aux prétentions théoriques de Babylon. Lesdites prétentions sont un des objectifs principaux du film, et un manque de précision à ce niveau peut donc légitimement être perçu comme un échec artistique de sa part, mais l’on peut concéder que le spectateur pourrait très bien s’en accommoder. Plus problématique est le statut exact de cet Hollywood des années 20, cet Eldorado décadent à jamais perdu, le cœur esthétique du film. Le scénario n’est que le récit de sa destruction : mais cette destruction était-elle justifiée ou non ?


La réponse évidente serait « oui », vu le portrait de la décadence du système qui ouvre le film, entre jeunes filles qui overdosent et gros producteurs qui se font pisser dessus (oh ! Damien, quel mauvais garçon vous êtes). Mais cette décadence ne disparaît pas pour autant avec l’arrivée du parlant : elle devient souterraine alors que le cinéma s’embourgeoise (comme Manny, d’ailleurs, qui commence le film en se faisant conchier par un éléphant et qui devient cadre au seuil des années 30), mais il n’y a pas de moralisation sérieuse du système hollywoodien. Les choses ont peut-être même empiré : on a remplacé le chaos artistique originel, cette espèce de fange primordiale, par un système plus rigide, où les mafieux et les médiocres peuvent obtenir un pouvoir qu’ils n’avaient pas auparavant (cf. les idées de film pourries de Tobey Maguire). Donc, si rien n’a véritablement changé, pourquoi regretter ce Hollywood perdu ?


On pourrait rétorquer que la nostalgie vient de l’engagement émotionnel avec des personnages qui se sont faits broyer par les engrenages de l’histoire en marche. On notera déjà qu’un tel engagement est difficilement compatible, comme déjà observé, avec l’objectif du film de montrer Hollywood comme un cycle sans fin. Mais cette objection, en elle-même, est douteuse le montage final s’ouvre précisément sur la scène de la fête décadente qui avait commencé le film, et on retourne également sur le plan où Manny et Nellie sortent du manoir au petit matin ; or la fête, est clairement censée être dans la symbolique du film la représentation des excès systémiques de la période. Le film essaye clairement de communiquer une mélancolie liée à la disparition d’un système, d’une ère – pas simplement une tristesse liée aux personnages. Tout en conspuant constamment la vulgarité et les excès de l’ère en question, une ère à laquelle les personnages principaux du film sont profondément liés. Aucun d’entre eux ne porte de vrai projet oppositionnel, il sont tous partie prenante des excès du système, et lui vouent une sincère appréciation (à l’exception notable de Fay Zhu et Sidney, mais à la seconde où ils pourraient se retourner contre les studios, l’une est exilée, l’autre part de son plein gré – dans tous les cas, ils disparaissent du film et leur pouvoir narratif est confisqué) : l’admiration qu’ils ont pour le Hollywood d’antan devient aussi la nôtre, à travers notre identification à eux.


Ce qui peut apparaître comme une contradiction peut être justifié si l’on interprète ce Hollywood fantasmé des années 20 comme une continuation des idées esthétiques de Chazelle. De la même façon qu’il utilise le jazz comme un art supérieur, il est difficile de sortir de Babylon sans avoir l’impression qu’il construit le cinéma pré-parlant comme une expression d’un cinéma « pur ». Le monde du muet devient un jardin d’Eden, un monde prélapsaire – à l’opposé des compromissions (caractérisées par le personnage de Manny) qui arrivent lorsque le capitalisme fait main basse sur le système des studios. Ce message, implicite dans le film, est cependant un peu étrange, dans le sens où le film ne montre pas beaucoup de différences entre les mondes pré- et post-parlant : les mêmes personnages de producteur, les mêmes dynamiques entre les personnages, « plus ça change et plus ça reste pareil ». Une incohérence qui est le prix du message idéologique du film – on y reviendra.


D. LA DESTRUCTION DU VIEIL HOLLYWOOD : ACTE PROGRESSIF OU CONSERVATEUR ?

C’est probablement sur le plan politique que Babylon est le plus incohérent. Points d’intérêt :

  • La relation compliquée qui est faite entre le point de transition parlant/muet et la place des minorités à Hollywood. Manny et Sidney, jusqu’alors marginalisés (ce sont presque des serviteurs, tous deux des seconds couteaux à la même fête), trouvent de vraies positions de responsabilité : Sidney finit par être à son tour exclu du système, mais la violence dont il est victime est infligée par Manny. La chute de Manny lui-même n’est au final due qu’à sa propre incompétence et son obsession avec Nellie : s’il ne s’était pas impliqué dans des affaires de gangster, rien dans le film ne permet d’affirmer qu’il n’aurait pas eu de brillante carrière à Hollywood. Le film semble donc, alors qu’il regrette le monde des années 20, regarder l’arrivée d’une domination capitaliste du système des studios (qui historiquement n’a pas attendu le parlant, mais le film manipule quelque peu l’histoire) avec un certain optimiste. Chazelle semble voir dans le libre marché un primat de la responsabilité individuelle, permettant à chacun de s’élever selon ses mérites. Et pourtant, il termine le film avec la rencontre entre Manny et un vigile hispanique devant les studios où il a travaillé, montrant bien que cette « égalité des chances » est une illusion complète en Amérique (et ailleurs) – mais le film refuse d’appréhender la problématique du racisme d’une manière ne serait-ce qu’un tant soit peu matérielle, et condamne donc le scénario à un flou perpétuel sur le sujet.
  • Fay Zhu est, elle, victime d’un déclassement consécutif à l’arrivée du parlant, mais elle est à peine un personnage dans la deuxième partie du film.
  • Ce refus d’être ouvertement politique même sur un sujet politique se manifeste le plus clairement dans l’absence complète de mention du Code Hays, la censure systématique d’Hollywood par la droite américaine. Le dernier acte se déroule en 1932, le code a été appliqué à partir de 1934 : si les dates ne collent pas (à cause d’un choix délibéré de scénario, le film n’avait pas à se finir en 32), l’oubli paraît signifiant, et un peu lâche, tant l’évènement semble cristalliser toutes les thématiques du film.
  • La partie la plus répréhensible de Babylon reste son positionnement par rapport à la blackface. Chazelle veut idolâtrer le cinéma des origines, mais fait aussi un film sur la place des minorités à Hollywood (on lui accordera le bénéfice du doute quant à l’honnêteté de sa démarche, même s’il n’ignore sûrement pas qu’une dose de diversité acceptable aide aux bénéfices) – il faut donc qu’il trouve un moyen d’évoquer la question sans l’évoquer, un vrai cul-de-sac idéologique. Les solutions ne manquent pas de sel, il faut bien l’avouer. Manny arrive au cinéma pour voir The Jazz Singer … juste après qu’Al Johnson ait retiré son maquillage de faux noir. Et quand on nous montre un studio utiliser la blackface ? C’est un noir qui se grime en noir. Des contorsions dignes du Cirque du Soleil.

CONCLUSION

Le dernier élément nécessaire à une analyse exhaustive de Babylon, c’est son titre – et derrière, la religiosité qu’il implique. La symbolique religieuse est omniprésente dans le film, après tout. Un des seuls moments où tous les personnages sont présents à l’écran est une scène d’errance dans le désert où ils rencontrent un serpent, qui va d’ailleurs mordre Margot Robbie, dont le personnage peut légitimement être qualifié de « grande prostituée de Babylone » dans la logique du film, avec cet accent très moderne qui la place en léger décalage avec le reste du casting (un des rares aspects sur lesquels le film surprend en bien, c’est la façon dont il humanise ce personnage). Et les scènes de Tobey Maguire sont explicitement une descente aux enfers : on passe de « niveau » en « niveau », avec à chaque fois plus de dépravation – et Maguire lui-même a un petit côté Luciférien (mais loser). Même l’épisode de Nellie qui verse une larme rappelle les gros plans sur Renée Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer.


S’il y a un message cohérent dans Babylon, c’est probablement que le Hollywood des années 20 était précieux, et que sa destruction est regrettable, précisément parce que c’était un espace où le péché était dans une espèce d’équilibre avec le sublime. Vice et sublime donnent grâce, donnent un art « pur » (on y revient), hors du monde, rédempteur, qui lave les péchés de ceux qui y ont participé – comme le jazz (historiquement, de plus, il y a eu une fonction religieuse à la musique afro-américaine, même si on peut quelque peu douter que Chazelle soit en mesure de rendre justice aux complexités spirituelles de cette histoire). En soi, la disparition de ce monde était peut-être moralement justifiée, mais, sans l’équilibre essentiel qu’il apportait avec soi, l’art ne peut plus être véritablement noble, à moins qu’il soit distancié par le temps, transformé en abstraction sublime. Le cinéma ne peut plus avoir de valeur que comme partie intégrante d’une Histoire du Cinéma – déroulable en montage à la fin d’un film. Et les vies humaines, les choses humaines, ne peuvent avoir de valeur et d’intérêt qu’une fois intégrées à cette Histoire.


La réplique la plus significative du film est bien dans la bouche d’Elinor, mais ce n’est pas son monologue sur la nature cyclique d’Hollywood – c’est lorsqu’en voyant un tournage, elle déplore la vulgarité du cinéma, et soupire qu’elle a connu Proust.


L’évangile selon Chazelle, le voici. L’art ne peut faire aucune différence, ne peut rien changer, ne peut rien dire sur notre monde, ne peut pas nous être utile, nous faire grandir. L’art n’a vocation qu’à passer dans un au-delà, un paradis qui est celui d’une Histoire largement fantasmée et arbitraire, d’un canon qu’on voudrait nous vendre comme objectif de la distance lointaine. Et à travers lui, nous pourrons trouver le Salut éternel dans cet autre monde, nos vies n’ayant eues aucune signification si ce n’est de s’égarer dans des fêtes sans fin.


Si mon opinion quant à ces bondieuseries d’extrême-centre n’est pas claire, permettez-moi d’expliciter : Babylon est un ramassis de conneries. Mais on admettra au moins qu’il est systématique avec son idiotie. Il y a une méthode à son imbécilité. Admirons l’exhaustivité – et après, allons peut-être voir des films qui ne donnent pas l’impression que le réalisateur préférerait jouer de la trompette au lieu tenir une caméra.

EustaciusBingley
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le 8 févr. 2023

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