Il fallait bien débuter par une référence au grand Serge avant de parler du nouveau film du plus français des cinéastes américains du moment.


Quantité de réalisations n'ont que pour principal attrait la publicité englobant l'ardeur de leur casting, ou plus âprement, leur mise en scène vertueuse, comme si pour faire table rase d'un certain manque d'ambition (ou d'un simple échec) artistique d'envergure, elles se concentraient sur l'aspect qu'elles maîtrisent le mieux. Ce sens de la compensation, je le connais bien, et c'est sans lequel je ne verrais que le verre à moitié vide. D'un autre côté, il y a les productions d'une telle qualité tangible et d'un impact démesuré, tous ces films un peu au dessus de tout, ceux dont on va se souvenir longtemps, ceux où on ne souhaite même pas jeter un oeil à sa montre au cours la séance tellement tout est beau et bon. Celles qui cumulent les excellences, au point d'en devenir ahurissant tant tout y est réussi, tant il s'agit de mise en scène, de direction d'acteurs, de décors, de musique et de vecteurs de sentiments tous munis d'une personnalité indéniable. Bien entendu, Babylon en fait partie.


Remarquablement, la filmographie de Damien Chazelle se bonifie avec le temps, plus ou moins au fil des visionnages. De Whiplash, construit orchestralement comme un récit de lutte des plus singuliers, en passant par La La Land, témoignage de la clôture d'une époque dont ma génération s'est avérée l'ultime témoin. Même le précédent long-métrage, First Man, arrivait à rendre le genre le plus consensuel qui soit digne d'intérêt en en faisant un récit sincère et bien que très imparfait sur le rythme, une aventure humaine sans complaisance dans une adaptation de mauvais goût. Quid de Babylon, combinant toutes ces dimensions-là à la fois, et plus encore ?


Revenant avec ardeur sur l'avènement du parlant, parallèlement des premières années hollywoodiennes, qui aurait pu tomber dans l'écueil de l'hommage relentesque à Singin' in the Rain ou autre Sunset Boulevard, Babylon commence par nous égarer avec un prologue de trente minutes, riche en mises en abîmes et en préambules aptes à titiller de surcroît notre curiosité. En amont, se succèdent des remontées dans le temps, antithèse nous renvoyant cent ans en arrière, si proches des enjeux actuels du système hollywoodien. Une actrice à son apogée, dont la population repose sur le corps et les gestes, déambulant sur un jazz ravageur et loin d'imaginer le déclin qu'elle va connaître. S'ensuit, le déploiement d'un jeune assistant réalisateur, riche de bonnes volontés mais réduit à un moindre rôle aux abords de la ville donnant son nom au film. Rien que ça, respire fort le couple Lockwood-Lamont sur la voie que le film de Kelly a décidé de ne pas traverser. Les désirs de chacun sont exposés dans cet incipit d'envergure mais retombent aussitôt que le titre apparaît. Et à l'issue de cette suite de fausses pistes, le spectacle peut enfin commencer, au prisme d'une nouvelle succession, cette fois-ci d'effets rythmés réunissant au final que rarement les personnages entre eux.
Effectivement, l'univers déployé par Chazelle est purement unitaire. Puisque la vie c'est ça : un concentré de caractères individualistes et de faux-semblants, qu'on (re)croise tour à tour, et ça ne s'arrête jamais, jamais, jamais. Il est proprement hallucinant d'arriver à croiser autant de sous-intrigues sans en devenir ennuyeux, sans perdre le fil de l'intrigue principale tout en ne lâchant jamais perdre en intérêt. Même celle de l'aspirant saxophoniste, pourtant presque effleurée, s'avère tout bonnement prétexte à explorer d'autres choses. Chazelle aime s'attarder sur des séquences souvent anecdotiques, montrées sous un angle pittoresque et volontiers familier (aussi longue soit-elle, la séquence du tournage de la scène de Nellie arrivant au campus est un régal), ce qui n'a que pour effet d'enrichissement mutuel d'un film idéologiquement direct et esthétiquement des plus savoureux. Le monsieur tire parti même parti de l'effet Koulechov avec une élégance rare pour nous faire retomber pieds sur terre, en créant de l'effet à partir simplement de la transition entre deux plans.


L'ensemble est bien-sûr porté par une flopée d'acteurs sans précédent dans la filmographie du monsieur, de Brad Pitt en metteur en scène sur le déclin, Margot Robbie en objet d'un système trop brut pour elle (et parfait écho à Once Upon a Time in Hollywood), la révélation Diego Calva dont la trogne n'a d'égal que l'envergure de ce qu'il est enclin à faire pour contourner la non-création. Sans oublier l'apparition euphorisante de Tobey Maguire en plein coeur de la seconde partie, ainsi que le cameo bien caché de Flea des Red Hot inscrivant le tout dans une perspective hors du temps. Le sujet du film n'est ni Pitt, ni Robbie, ni Calva, mais demeure bel et bien Babylon comme un tout, un système presque sectaire qui recrute et écarte comme il respire. Il reste enfin Li Jun Li, en tant que personnage le plus radical du lot.
Rarement un film n'a aussi bien imagé une grande ville sous bien des facettes différentes, n'hésitant pas même à avoir recours à une séquence en particulier se rapprochant fortement du thriller, une course-poursuite des plus sidérantes car brisant brutalement le fil tendu par le personnage de Calva. Aussi halletante soit elle, cette séquence est favorable à des plans d'une étroitesse sidérante que seul Bong Joon-ho ces dernières années, a réellement su appliquer - et comme par hasard, dès lors qu'une contrefaçon commise par le(s) personnage(s) principal(aux) est révélé au grand jour, ou en l'occurrence, de nuit. La dernière heure passe si vite et si virulemment, que j'eus l'impression de retrouver le plaisir de la découverte de mes premiers émois musicaux et de suspense étant ado. Si même la VIE (la mienne ?) s'y retrouve, par le biais d'une danse de références jamais réellement explicitées pour notre plus grand bonheur et émotion de cinéphage, cet énorme morceau de bravoure globalement allègre n'en demeure pas moins conclu sur une note particulièrement sombre et complètement nihiliste, mais réaliste (donc appréciable) pour autant.


La BO de Justin Hurwitz, tout droit venue d'un autre temps et aux influences diverses, nous perd dans une état de total effarement et de perpétuel émerveillement devant une succession d'idées et de propositions de cinéma en tout point sidérantes et uniques. Personne ne livre à partir de sujets aussi académiques des films comme les sens, et c'est un pur régal. Ce sens inné du rythme et de la langeur, limite parallèle à celui d'un Peter Jackson, s'accompagne d'une émotion pure et sublimée par un sens unique du burlesque (au sens fort et large du terme) à ce grand génie de Charlie Chaplin. Car au delà d'une forme complexe, le film se résume à suite de situations superbes où un ou plusieurs personnages passe par multitude de situations incongrues, où tout un chacun puisse se retrouver, et pour s'achève sur une séquence de désillusion d'une tristesse élégiaque. Il en fallait de l'audace pour achever son grand récit de la sorte, et justifier par la même la nostalgie diffuse du dispositif des récits ultra-référencés faisant écho à la vie d'un homme dont on finirait par croire l'authenticité. Babylon est plus qu'film donc, une proposition spirituelle aux échos historiques ornant une comédie décomplexée sur les aléas d'une insoutenable légèreté ; ineffable, donc.

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le 17 janv. 2023

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