Et si Benedict et Béatrice jouaient Adam et Eve dans Roméo et Juliette?

Le plus grand film du cinéma - le box office décidant dans un monde gouverné par l'argent - et le plus grand film romantique est en réalité un objet insolite. Il n'est pas ce qu'il prétend être. C'est là son talent, c'est là sa faiblesse. Original pour un film de la fin des années et de début de seconde Guerre Mondiale, il détruit les codes que l'on venait chercher, codes promis jurés par une affiche d'une grande beauté romantique et crée la frustration.
Avis donc à qui ne l'a pas vu: sortez de votre esprit le romantisme en tant qu'horizon d'attente. Attendez vous à un sublime film expressionniste où les ombres parlent autant que les corps et se déchirent,noires, sur un décor de coucher de soleil jaune, rouge, orangé.


Car ce film est un coucher de soleil à pleurer qui a cependant l'indélicatesse - que l'on peut aimer - de mettre en scène deux héros de comédie shakespearienne.


Un coucher de soleil pour un film de fin d'un monde


Scarlett O'Hara et Rhett Butler,deux héros de comédie, deux belles fripouilles qu'on se plait à détester, mis sur le devant de la scène au détriment du couple classique attendu - Ashley et Melanie Wilkes- qui, s'il a son influence sur le couple protagoniste, reste en arrière plan. Deux couples hiérarchisés de façon originale comme l'est le contexte historique dans lequel ils évoluent.
Car Autant en emporte le vent est un film de fin d'un monde, celui du Sud, vécu par les sudistes. Le film tire sa force de cet aspect qui est le sien: il donne la parole aux vaincus, à ceux que les vainqueurs font taire, à ceux que l'Histoire oublie mais que l'histoire n'oublie pas. Il tire sa force de son originalité de point de vue historique et d'usage du personnel de film romantique.
Dans l'Eden que constitue le Sud des O'Hara, Scarlett est Eve la tentatrice et Rhett le serpent, ce qui explique qu'ils vont survivre mieux que les autres à ce Déluge de feu qui va changer leur monde innocent et éternel en monde de travail, d'exploitation, d'hypocrisie et de mort. Sans impliquer les yankees autrement que par le nom, Autant en emporte le vent peint une tempête divine qui balaie le vieux Sud en punition de la faute originelle qu'est le désir de la guerre là où l'on pouvait vivre en paix. Chose amusante, ce sont nos deux beaux démons qui condamnent ce fruit défendu qui fera choir l'entier Sud sous le joug de leurs ennemis.
Expressionniste mais aussi impressionniste, entre malheur et espoir d'ombres de chine sur fond de soleil couchant et scène de la vie commune américaine au temps de la Secession, le film est un monument par son esthétique éblouissante qui donne l'impression au spectateur avisé d'évoluer dans une galerie de tableaux qui formeraient ensemble un monde perdu, survivant en Tara, la terre d'où Scarlett tire sa force. Réaliste, encore qu'aux accents bibliques, il est la représentation cyclopéenne rendue par la pompe et la théâtralisation propres à l'Hollywood de B.De Mille et Fleming de la vie d'une sudiste avant et après la guerre: c'est un Enterrement à Ornans qui enterre le Sud, parti avec le vent.


Deux acteurs de comédie dans une tragédie


Le bât blesse dans l'aspect plus romantique qu'historique du film.
Car l'originalité proposée heurte, choque, frustre.
On a cette impression étrange d'un Shakespeare qui aurait mélangé ses personnages, tiré Benedict et Beatrice de Beaucoup de bruit pour rien pour les jeter dans un mélange peu orthodoxe de Hamlet et Roméo et Juliette.
Car Rhett et Scarlett sont bien les équivalents modernisés des deux protagonistes de Beaucoup de bruit pour rien, dans la même relation équivoque, perturbante, qui pousse Autant en emporte le vent plus vers les amours ridicules et adolescents de Peter Parker et MJ que ceux, plus prenants et plus vraisemblables de Jack et Rose dans Titanic.


L'héroïne, Scarlett O'Hara, est une sorte de mauvaise fée, de sorcière, de mégère qui n'a rien a envier à Béatrice. Mais elle a bien un coeur perdu dans un rêve fou, un amour impossible et dans l'inhumanité dont elle doit faire preuve pour survivre à la Guerre, cette divinité qui les a écrasés elle et les siens. Elle reste définie par deux grandes scènes: la scène de serment fait à Tara de ne plus jamais mourir de faim, par tous les moyens possibles qui montre la femme altruiste, courageuse, déterminée et la scène finale où la Scarlett idiote mue en Scarlett sensible et où son côté malhabile à reconnaître son bonheur éclate au grand jour.
Mais Scarlett n'est qu'une hypostase de l'ensemble des personnages, tous trop idiots pour connaître leur bonheur présent et le cherchant ailleurs ou tous trop faibles pour se dire les dures mais libératrices vérités avant qu'il ne soit trop tard. C'est d'ailleurs ce qui constitue la frustration finale, aussi jouissive qu'insatisfaisante: une fin ouverte sur un amour possible enfin mais rendu impossible par Rhett, le plus sage des deux amants.


C'est l'absurdité de la tragédie: des êtres incapables de comprendre l'évidence sous leurs yeux à l'image des répétitives scènes d'annonce de mort où Scarlett a besoin d'une annonce crue et directe, incapable de comprendre des indices que le spectateur a déjà compris. La tragédie de la répétition des ravages de la guerre face à l'impossible retour au Tara originel que Rhett recherche à travers Bleue, la fille de Scarlett. Une chute originelle métaphorisée par les chutes de cheval réitérées et prévisibles.


Le plaisir vient de ce qu'on apprécie cette absurdité à sa juste valeur; la frustration de ce qu'on ne peut pas ne pas se mettre à distance moqueuse de ces êtres humains qui cherchent leur bonheur en forgeant leur malheur. Et qu'emporte le vent mauvais.

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le 5 juil. 2016

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Frenhofer

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