Au pan coupé
7.4
Au pan coupé

Film de Guy Gilles (1968)

Et comment vivre ? Jean ne le sait pas. Il aime Jeanne, enfin le pense-t-il, et Jeanne l'aime en retour. Il se pose beaucoup de questions.


C'est un jeune, dans les années 60, mais cela pourrait être un jeune d'aujourd'hui. Comment se contenter du bonheur qui est le nôtre, ne pas vouloir aller voir ailleurs, fuir, prendre son sac et s'enfuir ? Que recherchons-nous, dans le fond, et comment trouver cet équilibre mental qui nous permettrait de profiter de la tendresse de l'autre au lieu de dépenser toute notre énergie à vouloir refaire le monde ?


Jeanne aime Jean. Elle aime ses conversations. Elle aime probablement son côté mauvais garçon, torturé, jouisseur. Alors, quand il décide de mettre fin à leur relation, par égoïsme ou par son incapacité à profiter du bonheur, Jeanne doit survivre à la mort de l'autre, qui ne reviendra plus.


Jeanne essaie de vivre, mais elle n'y arrive plus. Comment le pourrait-elle, envahie par des pensées, des idées concrètes absorbant sa tête, des sensations ? Tout lui rappelle Jean. La ville, les trottoirs, les pigeons, son appartement, les livres, des étagères pleines de livres. Il est parti et pourtant il est toujours là. Comment vivre sans Jean alors qu'il n'a jamais été aussi présent maintenant, sans avoir la satisfaction de son être physique pour la prendre dans ses bras, pour lui donner de l'affectation, pour la rassurer ?


Jean n'est pas le seul amoureux de Jeanne. Le réalisateur, Guy Gilles, est lui aussi amoureux de son actrice, Macha Méril. Qu'il la filme nous regardant, ou regardant au loin, l'air absent ou nostalgique, sur un appui de fenêtre, qu'il ne filme que ses yeux triste et électrisants, son sourire innocent ou ses cheveux lisses, elle et ses vêtements colorés, il la désire autant que Jean. Cet amour pour Macha transcende le film.


Il n'aime pas que son actrice, il aime aussi son acteur, Patrick Jouané, cet écorché vif au regard fuyant, dont le désespoir existentiel transperce le corps et ses mâchoires tendues, tellement la pression de vivre est grande. Il s'est pris des coups et continue à se relever mais plus pour longtemps.


Par-dessus tout, ce que Guy Gilles aime, c'est le cinéma. En décidant de dessiner les souvenirs de Jean et Jeanne en couleur, quand ils étaient encore ensemble, et le temps présent où Jeanne se languit de Jean en noir et blanc, il donne le "la" esthétique du film et va se permettre de créer une esthétique belle, colorée, incroyablement romantique et toute en coupure. Les cuts bruts sont multiples, la Nouvelle Vague est bien là, le ton est (très) littéraire, les adresses aux spectateurs nombreuses, la musique trépigne soudain pour s'éteindre tout aussi rapidement, les liens entre les images sont colorés, imaginaires, fantaisistes, comme le temps qui passe et notre mémoire qui s'en va.


Les plans s'additionnent et se multiplient. Le visage de Jeanne, le regard de Jean, leurs mains, leur toucher, leurs frôlements, leur pudeur, des murs qui s'effritent, se craquent, des portes, des verrous ne révélant pas leurs secrets, Jeanne et Jean discutant, lisant, se promenant, profitant de la langueur de l'été marin, riant. Découvrant un album photos, imaginant une histoire des personnes enfermés à jamais dans leurs poses, se demandant comment ces gens ont vécu : êtes-vous morts ? Avez-vous été heureux ? Vous a-t-on oublié, vous aussi ? Et nous, nous oublierons-nous ?


Et oui, vous, Guy, Macha et Patrick ? Êtes-vous morts ? Avez-vous été heureux ? Comment avez-vous vécu ? Avec tendresse, avec passion ? Avez-vous fui, avez-vous tenu bon ? Avez-vous lâcher prise et avez-vous étreint assez le corps de ceux et celles qui ont partagé votre vie ? Une chose est sûre, tant que ce film sera montré, et il devrait l'être plus souvent, Jean et Jeanne, à travers vos yeux et vos mots, continueront d'accompagner l'être humain dans sa recherche de sa place sur Terre. Et nous vous en remercions.

Cambroa
9
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le 31 janv. 2021

Critique lue 382 fois

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