"Je me suis allongé et j’ai vu le ciel étoilé, et quand je me suis réveillé, j’étais ici, dans cette vallée", raconte Antoine, expliquant pourquoi il a voulu venir vivre ici, vieillir ici, se sentir libre ici. Ici, c’est ce petit village en déclin de la Galice comme hors du temps, laissé à son sort, dans son jus ancestral, où Antoine et sa femme Olga se sont installés, y pratiquant une agriculture biologique et restaurant des maisons en ruines pour, pensent-ils, repeupler le village. Seulement voilà : en s’opposant à un projet d’éoliennes sur les terres alentours, ils s’opposent directement à deux frères du coin plutôt pas faciles, le genre rugueux. Deux frères qui souhaitaient profiter économiquement de ce projet pour, enfin, quitter le village et échapper à leur condition de paysans précaires.

Les hostilités peuvent donc commencer, d’abord orales, quelques injures, quelques menaces aussi, puis physiques, on empoisonne l’eau du puits par exemple, on sort les fusils, puis jusqu’à l’irréparable. Avec sa fidèle coscénariste Isabel Peña, Rodrigo Sorogoyen a élaboré une sorte de thriller rural en deux temps, construit sur deux trajectoires antagonistes, recevables selon les points de vue. Celle de défense, de sauvegarde, et celle de rejet, de haine. Celle de citadins fuyant la ville pour s’installer à la campagne, pour y "vivre au vert", sans bruit ni pollution ; et celle de fermiers usés par des années de labeur peu rentable souhaitant rejoindre la ville pour y "vivre mieux", sans contrainte ni sentiment d’abandon social.

Le conflit, qui s’étalera sur plusieurs mois avec une escalade dans la violence, prend ainsi des allures de western moderne où, à travers les vallées de la Galice à la beauté âpre, on se bat pour décider quoi faire de son petit bout de territoire avec une légitimité brandie à toute occasion, même dans les actes les plus vils, ou ceux les plus extrêmes. Mais le film ne saurait se réduire entièrement à un dérèglement de voisinage, à une confrontation entre hommes (qui trouvera une sorte d’apogée lors d’un long duel verbal d’une folle intensité), et Sorogoyen redistribue les cartes du récit en le recentrant, dans sa deuxième moitié, sur le personnage d’Olga et sa fille (Marie Colomb, gros point faible du film) où, au terme d’une ellipse d’un an, il sera davantage question de discorde familiale et de quête de sens.

Sans jamais forcer le trait, sans jamais se livrer à une démonstration de force filmique, privilégiant le temps lent et les ambiances, Sorogoyen dresse le constat amer d’une sociabilité et d’un avenir plus responsable viciés par les rancœurs, le profit, les étroitesses d’esprit. Une impunité revendiquée par chacun, et l’impossibilité d’une entente. As bestas a un goût de terre, une rudesse de crin. La Nature y est forte et sauvage, s’exhale, et celle des hommes brutale, contre laquelle on ne peut aller. D’une chorégraphie inaugurale où des aloitadores tentent d’immobiliser un cheval à un dernier regard où se devine une forme de sérénité, elle empêche, accapare, détruit. S’apaise enfin quand celle des femmes, épouses ou mères, fera taire douleur et colère.

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mymp
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le 3 août 2022

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