Dès sa révélation avec le polar Que Dios nos Pardone, Rodrigo Sorogoyen s'est trouvé un leitmotiv : emmener son public vers des territoires ou dans un esprit qui l'oblige à réviser ses principes. Un scandale politique ? Vous collerez au train du pourri alors qu'il cherche à s'en tirer. Une disparition mystérieuse ? L'héroïne sera encore plus énigmatique. Qu'est ce que ce sera aujourd'hui ? Pour la faire rapide, disons que As Bestas lorgne un peu du côté des Chiens de Paille de Sam Peckinpah, vous voyez l'idée ? Le cœur, la tête et les nerfs vont beaucoup travailler pendant la séance.


Dans sa tonalité comme sa mise en scène, Madre était aérien. Ce nouveau film revient à la terre ferme, au sens littéral comme symbolique. Inutile de défricher l'intrigue, le résumé est parfaitement suffisant, honnête mais cachottier. Il est bien question d'une chaine d'évènements faisant passer un simple conflit de voisinage à une guerre de territoire déchirante. Sorogoyen aurait pu s'en contenter, et emballer un thriller psychologique de première main (vu son passif, il y serait arrivé sans se fouler). Rassurez-vous, il le fait sauf qu'il entend aller bien plus loin.


Sur les 2h17, il n'y a pas une minute de perdue. Le style du cinéaste espagnol s'éloigne des steadycam amples ou nerveuses, pour autant le rythme est dynamique tout en ménageant de magnifiques instants de contemplation. Du reste, pratiquement chaque séquence est conçue pour susciter l'inconfort, la colère et l'appréhension de ce qui va suivre. À raison, car des péripéties il va y en avoir. La plupart se dérouleront lors de moments à priori anodins, au cours de longues discussions ou d'une simple balade en plans-longs d'une puissance phénoménale.


As Bestas peut concentrer son attention sur un couple pris pour cible par des riverains passablement remontés, Sorogoyen vise plus grand. Si la raison officielle de ce différend est rapidement évacuée, le fond de l'affaire est plus ambigu. Avec sa scénariste Isabel Peña (à ses côtés depuis 2008), le cinéaste espagnol ausculte la notion de xénophobie. Si vous discernez de la haine, cherchez le bouc émissaire. Elle jette toujours son dévolu sur ceux de l'extérieur, ceux qui ne sont pas d'ici, "ceux qui se croient chez eux", et ainsi de suite,...Zéro manichéisme, ce n'est pas faute de donner leur chance aux antagonistes. Il y a dialogue mais pas d'échange.


Ce levier de la rupture trouve un écho encore plus tragique dans sa dernière partie. Après un revirement inattendu, le trouble ronge la cellule familiale dont nous suivons la persécution. L'appartenance redevient le motif de discorde, une fois encore alimentée par l'incompréhension, les à-priori ou la peur. Tout cela converge vers une scène d'engueulade à l'impact encore plus dévastateur que la pire échauffourée. L'idée même du foyer prend une dimension tragique, le moteur d'un drame voyant le projet d'une vie devenir le combat pour la justice.


C'est précisément là où l'œuvre se transforme une ultime fois en gestes politiques, au pluriel oui. Ce qui était sous-jacent nous revient en plein visage, rappelant comment la cupidité transforme le cœur des hommes, retourne les bonnes manières en tentatives de manipulation puis injonctions. On la retrouve aux sources des dissensions, condamnant les martyrs à devenir les bourreaux envers leurs semblables. À terme, l'homme s'enferme lui-même au stade de la sauvagerie (l'ouverture encore plus évocatrice une fois le film terminé). Et la femme ? Victime collatérale ou complice implicite, elle sera l'unique note d'espoir, à force de courage et de compréhension.


As Bestas est colossal, un film 3 en 1, à même de retourner la tête, briser le cœur et ravager l'estomac en même temps. Servi par un monstre de sensibilité comme Denis Ménochet et la toujours aussi géniale Marina Foïs, sans oublier le terrifiant Luis Zahera. La carrière de Rodrigo Sorogoyen a beau être parsemée de bijoux incandescents, il est fort probable qu'on tienne là son plus grand travail à ce jour. De ceux dont on ne se lasse pas d'explorer la profondeur insoupçonnée. L'année 2022 tient l'un de ses sommets et on est pas près de l'oublier.

ConFuCkamuS
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le 21 juil. 2022

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