La fin de tout, ou un éternel recommencement ?

Après nous avoir fait nous perdre dans la forêt amazonienne dans The Lost City of Z (2017), puis nous avoir fait voyager aux confins de l’espace dans Ad Astra (2019), James Gray revient sur terre, dans sa ville natale de New York, avec Armageddon Time. Un rendez-vous attendu, et immanquable, comme toujours.


En 1980, les temps changent. Les ordinateurs font leur apparition dans les écoles, le disco fait fureur pendant que certains groupes comme le Sugarhill Gang réinventent la musique et annoncent les premières heures du rap… Mais, pendant ce temps, les traditions se maintiennent, et une certaine partie du monde ne veut pas voir les choses changer de trop. C’est dans ce monde que grandit Paul, dans une famille juive et aisée du Queens, une famille qui a réussi et qui veut le meilleur pour ses plus jeunes représentants. Mais Paul agit comme un véritable électron libre. Il vit dans son monde, se préoccupant peu des remarques de ses professeurs ou de ses parents, non forcément par insolence, mais parce qu’il est guidé par un irrépressible désir de liberté, de faire ce qu’il aime faire. Il n’y a bien que son grand-père qui semble canaliser cet enfant chapardeur, arrondissant les angles envers lui pour ne pas le museler plus que le reste du monde ne le fait déjà.


Paul est comme tous les enfants de son âge, il veut se faire sa place, se faire respecter par ses pairs. Son seul ami est Jonathan, un enfant Noir vivant seul et dans la pauvreté avec sa grand-mère malade. Pour Paul, c’est un enfant comme les autres, mais pour d’autres, ce n’est pas forcément le cas. Et c’est à travers diverses mésaventures qu’un certain tableau de la société va se dessiner devant nous. En effet, Paul va être confronté au racisme envers son ami, à l’injustice, au conflit avec ses parents quant à ses souhaits à l’avenir, aux dérives du monde… Armageddon Time offre la vision d’un monde au bord de la rupture, s’éloignant sans cesse d’un idéal perdu pour devenir un paradoxe géant, à l’avenir plus qu’incertain, et enfermé dans ses propres certitudes.


C’est là qu’intervient, notamment, le personnage du grand-père, dans le discours tenu par le film. Au-delà de la relation très touchante qu’il tient avec son petit-fils, il est celui qui apporte les messages du passé. Témoin d’un tout autre temps, il a connu l’arrivée aux Etats-Unis au début du siècle, après que sa famille ait du fuir les répressions des cosaques envers les juifs en Ukraine. En ce temps, l’Amérique était la promesse d’un renouveau, de la fondation d’un monde basé sur l’unité en dépit des différences physiques et culturelles, d’une société idéale où chacun aurait sa chance. Et pourtant, des décennies plus tard, les schémas se répètent. Un jeune enfant Noir qui ne rêve que de voyager dans l’espace se retrouve marginalisé car le monde ne lui fait pas de cadeau et parce que l’école n’est pas faite pour lui. Une école fait de la discipline et de l’uniformité ses règles principales, obéissant à la vision de riches capitalistes voulant construire les élites de demain, les haranguant avec des discours au ton très autoritaire, rappelant presque certaines heures sombres de notre histoire.


Et on dit à un enfant que vouloir être artiste n’est pas bien sérieux, il faut réussir à faire mieux que ses parents, trouver quelque chose de stable et qui rapporte. On crée des écoles communautaires où tout le monde vient du même milieu, de la même culture, et porte les mêmes vêtements, aliénant dès le plus jeune âge ceux qui doivent construire le monde de demain. Armageddon Time montre ce monde morcelé, où il faut faire avec les conventions, faire son trou sans se soucier des autres, et alimenter la défiance envers ceux que l’on considère comme différents. L’amitié impossible entre Paul et Jonathan, sans cesse mise en danger par le monde qui les entoure, s’avère la parfaite illustration d’une cohésion impossible, d’une condamnation à l’injustice et à l’acceptation des clivages.


Comme toujours, James Gray nous emporte en nous plaçant au plus près de ses personnages. En adoptant, ici, le regard d’un enfant, il montre comment tout cela peut nous dépasser et être hors de notre contrôle. Pourtant déjà guidé par ses propres idéaux et envies, Paul n’a pas toutes les clés pour comprendre comment tourne ce monde, et il ne peut découvrir que malgré lui, et à travers sa propre expérience, les travers de la réalité. Avec Darius Khondji de retour à la photo, Armageddon Time baigne dans une ambiance nostalgique, parfois crépusculaire, dans cet automne qui symbolise la fin d’un temps, avant la froideur de l’hiver. James Gray ne cherche ici rien de plus que raconter un temps qui pourrait aussi être le nôtre, se mettant à hauteur d’enfant pour continuer sa quête visant à comprendre notre monde, à sonder son passé pour imaginer son avenir. Comme le titre du film l’indique, cette peur de fin du monde invite au renfermement, à la résignation, et au repli sécuritaire, mais il subsiste toujours une petite flamme, un petit quelque chose que le passé nous a enseigné pour ne pas subir le monde, mais pour le construire. Be a mensch.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

JKDZ29
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le 11 nov. 2022

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