La forme mise au service du fond, d’un tréfonds caché : le générique d’Armageddon Time nous renvoie vers la surface lisse d’une image idyllique, celle de l’Amérique d’hier que sacralise la mélodie mélancolique de Christopher Spelman, avant de nous révéler la présence de quelque chose de bien plus concret, de bien plus humain : des sirènes, des cris, des rires d’enfant. Et c’est tout le cinéma de James Gray qui est résumé ainsi, dans cette invitation à regarder au-delà des apparences afin de percevoir les authenticités sous-jacentes.
Regarder ailleurs, c’est ce que tentaient déjà de faire les personnages des films précédents de James Gray, partant à la recherche de paysages lointains, du cosmos ou de l’Amazonie, avant de se retrouver nez à nez avec eux-mêmes, avant de renouer avec leur propre identité. Un parcours que le cinéaste reprend aujourd’hui à son compte, à travers le périple de son jeune alter ego Paul Graff (Banks Repeta), partant à la recherche des paysages de son enfance (la ville de New-York, l’école...) afin de toucher lui aussi une forme d’authenticité dans sa mise en image : derrière le classique récit d’apprentissage, qui convoque l’imagerie espiègle des Quatre Cents Coups de François Truffaut, surgit ce qui le constitue comme artiste, comme rêveur d’un monde différent, et comme descendant d’une famille d’immigrants juifs qui a tenté de donner corps au rêve américain. Il y a plusieurs degrés de lecture pour ce film faussement simpliste, comme nous l’indique ce titre qui est à la fois une variation de la chanson de Willie Williams (Armagideon Time, reprise par The Clash) et une référence à un discours fondateur de Reagan (l’Amérique serait menacée par l’Armageddon) : si la fin de l’enfance est la fin d’un monde, c’est aussi l’apprentissage d’un regard conscient porté sur le réel, sur une société US gangrénée par le racisme et la lutte des classes, obsédée par l’individualisme et l’élitisme.
Ainsi, sous ses dehors de simple chronique, Armageddon Time complexifie subtilement son récit en mettant au jour les paradoxes de ceux que le système a bien trop vite résignés. La première séquence est en cela absolument remarquable, puisque la salle de classe, ce lieu idéalement dédié à l’apprentissage et à l’ouverture d’esprit, devient le théâtre de la petitesse humaine avec ce professeur irascible qui reproduit les rapports de domination existant dans le reste de la société. Son esprit formaté nous est révélé au détour d’une action anodine, lorsqu’il découvre le dessin de Paul le représentant et en fait une lecture parcellaire et donc orientée : il ne retient que le détail comique sans se préoccuper de ce visage finement dessiné qui occupe pourtant l’essentiel de la page. L'essentiel, les adultes sont incapables de le voir car leur regard est déjà parasité par les normes sociales.
Bousculer ces dernières, en instillant un soupçon de chaos, en épousant un regard décalé, voilà ce que permet le rapprochement entre Paul et Johnny (Jaylin Webb), un jeune Afro-Américain pas gâté par la vie. Les deux enfants en effet se complètent dans leur désir d’insoumission vis-à-vis d’un monde jugé bien trop déceptif, en faisant le pitre en classe, en rêvant leur futur. Ils se retrouvent surtout dans l’acquisition d’une certaine lucidité à l’encontre des différentes formes de discriminations, qu'elles soient d’ordre sociale (après que la fumette d’un joint ait engendré des sanctions différentes selon que l’on soit pauvre ou riche) ou raciale (lorsque l’intrusion d’un jeune noir dans un milieu blanc fait ressurgir des préjugés racistes). Une lucidité que la mise en scène entretient habilement en incorporant des motifs révélateurs comme celui de la grille ou des barreaux, symbolisant la scission sociale ou ethnique qui existe entre les êtres vivants dans un même pays.
Une mise en scène qui se limite à une expression classique, sans esbrouffe et toute en retenue, afin de refléter au mieux la condition d’un jeune homme que l’on place sous l’étouffoir. Ce qui sera particulièrement sensible lors de son introduction au sein de la Kew-Forest School, école où l’égalité des chances est truquée, réduite à une élite bien trop fière de se reproduire en vase clos (la famille Trump qui finance et encourage ses propres clones). Une mise en scène classique mais pas forcément académique, notamment lorsqu’elle initie le pas de côté afin de mettre notre regard face à la vérité des êtres. Une face cachée qui se découvre alors pudiquement, lorsque le capharnaüm d’un repas familial est façonné par des champs-contrechamps laissant transparaitre la tendresse unissant les personnages, entre deux moments d’exaspération. Ou encore, lorsque l’image initiale que nous avons du père, celle d’un homme violent, laisse place à la vérité d’un homme bien plus sensible qu’il n’y parait. Une sensibilité du regard que possède le grand-père de Paul (remarquable Anthony Hopkins) et que la mise en scène va distinguer : il va se colorer d’une dimension merveilleuse jusqu’à représenter la conscience que le jeune garçon entretient au fil des épreuves.
Film à la beauté fragile, Armageddon Time ne peut toutefois pas concurrencer les grandes œuvres autobiographiques que nous avons en tête, comme Amarcord de Fellini, Fanny et Alexandre de Bergman, voire même le récent Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson : trop léger, voire parfois trop didactique pour cela. Il parvient par contre, en s’interrogeant sur la nécessité de s’affranchir des normes pour exister, à prolonger joliment la rhétorique propre au cinéma de James Gray. Lui qui, de film en film, se réapproprie un référentiel cinématographique classique afin d’exister, en tant qu’auteur ou artiste, vient nous dire une nouvelle fois que l’originalité ne fait pas tout. Les apparences “classiques” peuvent aussi contenir des trésors d’authenticité. C'est ce que résume l’admiration de Paul à l’égard de la toile de Kandinsky et le travail scolaire qu’il produit : un simple plagiat pour le professeur prêchant l’originalité, un vrai geste artistique pour celui qui sait être sensible à la sincérité qui s’en dégage...