Il était temps. Il était temps que je regarde cette version "Redux" de Apocalypse Now car le prolongement du voyage de 45 minutes fait entrer ce film encore un peu plus dans l’Histoire du cinéma. J’étais un peu trop jeune lorsque j’ai vu la version originale de 1979, je n’avais pas compris toute la dimension symbolique dégagée par cet OFNI. Impossible de regarder ce film par-dessous la jambe si l’on veut profiter de tout ce que nous propose cette œuvre. Je ne reviendrai pas sur toutes les difficultés rencontrées par l’équipe pour tourner le film qui ont en un sens forgé le mythe autour de lui. Je dirais juste que c’est le symbole de la résilience d’un réalisateur qui nous rappelle que le cinéma n’est pas un art comme les autres.

L’ouverture dans l’hôtel de Saigon n’est pas seulement l’une des meilleures ouvertures de film réalisées parce que l'on entend The Doors, mais surtout parce qu’elle donne déjà les indications du voyage ésotérique que nous allons vivre aux côtés du Capitaine Willard. Car oui, ce film est plus un voyage qu’un véritable film de guerre. Ici, la guerre n’est que le contexte. Coppola n’est pas tant intéressé par comment montrer la guerre du Vietnam à l’écran bien qu’il y ait plusieurs scènes d’affrontements mais plutôt par comment montrer la folie de la guerre. Exposer ses conséquences immédiates : les GIs sont profondément marqués par ce qu’ils vivent au quotidien, en premier lieu les plus jeunes comme Clean qui voit sa jeunesse innocente massacrée par l’horreur de la guerre. Mais aussi les plus gradés : Willard n’a même plus conscience de l’endroit où il se trouve à tel point qu’il confiera à Roxanne qu’il ne se voit pas retourner dans son Ohio natal... en total manque de repères. Kurtz a été complètement déshumanisé par la guerre et se comporte comme une sorte d’entité surnaturelle, tandis que Kilgore (nom évocateur pour une caricature de l'officier américain) est prêt à faire du surf sous les bombes pour montrer qu’il gère la situation. Les civils ne sont pas épargnés comme en témoigne le journaliste-photo complètement cinglé incarné par le génial Dennis Hopper… Aucune personne n’échappe à la violence et à la folie de cette guerre complètement absurde : la fumée jaunâtre, l’humidité de la jungle et la glaise ensanglantée ont emprisonné les âmes.

Ce périple vers le camp du colonel Kurtz est en lui-même une absurdité. Les services secrets cherchent à éliminer le vilain petit canard qu’ils ont eux-mêmes créé. Preuve que la présence américaine dans la région est une véritable mascarade. La séquence rajoutée qui se déroule dans le dernier avant-poste américain décrit elle-aussi la gravité de ce délire. On ne sait même plus sur qui on tire, les soldats n’ont plus de commandant, chacun vit dans une paranoïa insoutenable. Au fur et à mesure que l’équipage du patrouilleur remonte le Mékong, Willard se pose alors des questions sur la supposée animosité de la personne qu’il cherche à atteindre. Ce type est-il si différent de lui ? Enfin merde quoi si ce gars a écrit une lettre à sa famille pour expliquer ses choix c’est qu’il n’est pas totalement timbré ? La suite va un tant soit peu lui faire changer d’avis, non ? Pas forcément.

Martin Sheen est habité par ce rôle de capitaine peu bavard, son faciès me fait d’ailleurs penser aux grandes heures de Kirk Douglas. Avec le recul je n’aurais pas pu voir Harvey Keitel dans ce rôle (Coppola l’avait renvoyé car il le trouvait trop expressif) bien que j’adore Harvey. Martin Sheen est juste impeccable. Le reste du casting n’est pas en reste, je ne sais pas ce qu’ils ont pris tous pour être aussi charismatiques mais ça devait être de la bonne. Duvall enchaîne les répliques cultes avec son chapeau et sa planche de surf, on assiste à la révélation de Laurence Couilledepoisson qui joue parfaitement ce jeune gamin transformé par la guerre. Pour le peu qu’on le voit, Marlon Brando est magistral en interprétant ce colonel malade, ambivalent mais clairvoyant. Son monologue fera à jamais partie des plus grands moments de cinéma comme ce sera le cas pour le monologue de Rutger Hauer dans Blade Runner trois ans plus tard. Ces acteurs n’auraient pas pu rendre cette partition si l’écriture n’était pas aussi réussie. Coppola dématérialise tellement Kurtz pendant plus de 2h30 que finalement nous ne l’attendons plus. Le fantôme de Kurtz plane en fait dès les premières images du film parmi les explosions de napalm et les rêves de Willard.

De par sa densité et sa technicité Apocalypse Now est un outil parfait si l’on souhaite étudier le cinéma. Il y a évidemment la séquence légendaire de l’arrivée des hélicoptères au rythme de la Chevauchée des Valkyries qui est une prouesse de montage mais aussi les nombreux plans-séquences se déroulant sur la plage. Tout cela accompagné de répliques cultes bien évidemment. Le film est aussi caractérisé par l’omniprésence du hors-champ. Cela permet au cinéaste de renforcer l’idée que les personnages sont dans l’action sans y être véritablement. L’hors-champ est très évocateur lors de la scène de dîner à la plantation française sur laquelle je vais revenir. Le film prouve en outre que la voix off peut être autre chose qu’un simple audioguide pour le spectateur. Ici, elle remplace les dialogues de Willard qui en a très peu : il ne nous parle pas à nous spectateurs mais à lui-même comme s’il s’agissait d’une introspection sans issue. Last but not least, la photographie hallucinante de Storaro qui parvient parfaitement à donner un sentiment de malaise sur des plans qui sont eux-mêmes à couper le souffle. La bande originale psychédélique est le papier d’emballage de ce qui peut être considéré comme une perfection de cinématographie. Beaucoup de superlatifs que j’assume totalement. Nous entamons la fin de notre voyage aux côtés de Willard mais le cauchemar ne fait que commencer. Les mots ne suffisent pas à décrire ce que l’on voit comme les mots ne parviennent pas à qualifier les horreurs qu’a connu le colonel Kurtz. Le film opère parfaitement cette transition entre guerre et rite initiatique glauque, symbole d’un monde plongé dans l’Apocalypse.

Le fait qu’il s’agisse d’une œuvre engagée montre l’étendue de la force que possède le cinéma pour faire passer des messages. Cela me permet d’en venir à la fameuse séquence de la plantation française à la frontière cambodgienne. Cette partie de plus de vingt minutes a été entièrement effacée par Coppola à l’époque car il la jugeait ratée. Le casting a dû l’avoir mauvaise à l'époque et je pense que FFC a trouvé qu’elle n’était pas si mal finalement. J’ai lu de nombreuses réactions ici et ailleurs reprochant à cette partie d’être lente, hors de propos et inutile car la remontée du fleuve devient trop longue. Merde mais qu’est-ce qu’il ne faut pas lire et entendre ! Cette partie à elle seule mériterait une analyse de plusieurs pages mais je vais éviter d’aller si loin. Nous comprenons dès le début que ce film dénonce l’engagement de l’armée Américaine au Vietnam mais Coppola ne s’arrête pas là. Sans prétendre détenir la vérité historique, nous avons par cette scène un traitement intéressant des conséquences du colonialisme et de la manie des hommes à ne pas savoir tirer les leçons du passé. Ce qui a dû interpeler certains spectateurs français, c’est que cette famille est présentée avec tous les clichés souvent repris par les Ricains (Beaudelaire, bonne bouffe, accordéon, M. Robert etc). Coppola n’hésite pas à tourner cette famille au ridicule pour en faire ressortir de la pitié. Selon moi, Coppola est loin de se moquer des Français bien au contraire, il fait le parallèle entre cette famille qui vit dans le passé et le fait que les Américains se prennent pour des faux gendarmes du monde. Cette famille française en apparence soudée a été en réalité complètement divisée par le conflit Indochinois. Le dîner est marqué par une cinglante « discussion politique » où certains membres ne comprennent pas pourquoi ils s’évertuent à combattre alors que la guerre a déjà été perdue tandis que d’autres critiquent la vision anti-communiste d’Hubert... On a le droit bien entendu à la métaphore de l’œuf mais aussi à des répliques de désespoir comme « pourquoi vous les Américains n'apprenez pas de nos erreurs ». Willard assiste impuissant à cette scène insensée où tout le monde quitte la table un par un. L’utilisation de la lumière du soleil couchant qui gêne la vue de Willard est d’ailleurs représentative de ce moment particulier, il subit, encore. Cette séquence se termine sur le traitement du deuil entre Willard et Roxanne qui apporte l’une des seules touches de féminité du film (on va exclure les playmates). En conclusion, cette scène est loin d’être inutile, elle donne une plus grande portée au message du cinéaste qui dénonce l’irresponsabilité des gouvernements successifs vis-à-vis de la guerre.

J’espère avoir réussi à montrer pourquoi Apocalypse Now est une œuvre si importante à mes yeux. Tout du moins, pourquoi il s’agit d’un film d’une grande profondeur sur le fond et d’une beauté rare sur la forme. A l’occasion de ses 40 ans, j’invite tout le monde à découvrir ou redécouvrir ce chef d’œuvre qu’on ne refera pas.

Le_Bison_Rutilant
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le 2 sept. 2022

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