Anomalisa
6.6
Anomalisa

Long-métrage d'animation de Duke Johnson et Charlie Kaufman (2016)

Aussi rare que précieuse, la plume de Charlie Kaufman rayonne sur le cinéma depuis « Dans la peau de John Malkovich » (1999) avec la virtuosité, le panache de l’inventivité scénaristique, de l’originalité sans concession. Son étude du désir amoureux continua avec l’immense « Eternal Sunshine of the Spotless Mind » (2004) puis, après une première réalisation confidentielle, le voici à nouveau derrière la caméra pour un film d’animation en stop-motion : « Anomalisa ». Précision de taille : le film a été en partie financé par des internautes du site Kickstarter. Il faut dire qu’un tel projet n’avait aucune chance de voir le jour autrement et au vu du résultat, on ne peut s’empêcher de jubiler de la démocratisation du financement participatif, laissant des auteurs aussi géniaux que Kaufman s’exprimer sans limites.


Unité de lieu et de temps dans un grand hôtel, rencontre hasardeuse entre deux âmes dépressives, le film rappelle tout d’abord grandement « Lost in Translation ». Micheal Stone se rend à Cincinatti pour tenir une conférence sur son dernier livre, qui fait monter de 90% la productivité des entreprises : « Comment puis-je vous aider à les aider ? ». Dans un monde où la consommation est reine, il faut en effet réapprendre à s’adresser aux gens, les comprendre… Micheal, rongé par sa vie de famille, par les remords d’une relation passée, semble entouré d’une bulle imperméable en déambulant dans cet aéroport les écouteurs aux oreilles. Il faut dire que le monde est bruyant, assourdissant et sans issue, comme le démontre cette ouverture sonore sur un fond désespérément noir. Le groom de l’hôtel, ce chauffeur de taxi irritant, ce couple qui s’engueule dans les couloirs, ils ont tous la même voix, le même visage standardisé à l’image de la chambre de Micheal, avec mini-bar, grand lit et room-service. Cet amoncellement d’artificialité, de confort factice étouffe, déforme et rend hagard, jusqu’à ce que résonne le timbre manquant, que vibre la corde sensible. Pour un temps, du moins.


Les masques tombent alors, les langues se délient tandis que la gêne s’estompe peu à peu, et toutes ces paroles, ces gestes dans le vide qui ponctuaient le début du film laissent place à la folie poétique de l’affection impromptue. Cette émancipation d’une condition sociale éreintante et insensée n’a beau durer qu’une nuit, elle fait figure de libération absolue, d’envolée gracieusement maladroite, loin d’être vaine. Et ce même s’il faut abandonner cela derrière soi, comme si c’était la seule manière de laisser intact un amour qui s’effrite déjà. Le discours factice n’a dès lors plus lieu d’exister, et cette tentative de sauver les apparences n’est rien d’autre que dérisoire. Le portrait critique que fait Kaufman de la société américaine est mine de rien révélateur d’un mode de vie rouillé et incapable de conduire au bonheur. Il crève l’abcès avec tendresse et préciosité, d’un même trait que le mouvement d’animation unique du stop-motion, allié à une réalisation admirable qui multiplie les plans-séquences virtuoses, les jeux de lumières audacieux.


Rarement un film d’animation n’aura été le reflet aussi authentique de notre propre monde : ces marionnettes animées prennent vie, guidés par leurs angoisses comme autant de fils qui les retiennent. Le jeu des relations sociales prend ici une dimension dysfonctionnelle, engourdie par une intimité trop peu partagée, une solitude imprégnant jusqu’à l’orteil. Kaufman sonde la nature humaine avec toujours autant d’intensité, de justesse et d’intelligence : en résulte un film d’une beauté ahurissante, dont le paroxysme est la simplicité d’une reprise de la chanson « Girl just want to have fun » de Cyndi Lauper. Eblouissant.


Ma critique de "Eternal Sunshine of the Spotless Mind" : http://www.senscritique.com/film/Eternal_Sunshine_of_the_Spotless_Mind/critique/38937449

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le 7 févr. 2016

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Marius Jouanny

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