Plus qu’un long métrage, Carax dévoile une expérience (autant cinématographique que sensorielle) ahurissante avec Annette, usant de l’artificialité des décors pour faire intervenir le surnaturel au sein d’un contexte et de thèmes éminemment réalistes et actuels (gloire du star-system, masculinité toxique), orchestrant ses scènes tel un opéra, démultipliant les effets stylistiques audacieux, des nombreuses surimpressions splendides aux incrustations numériques moins bien exécutées mais tout aussi efficaces : l’œuvre d’art façonnée s’inscrit comme une épopée lyrique follement abstraite (quoique plus limpide que les précédents films du réalisateur) qui révèle toute la virtuosité, à la fois fortement inspirée, catapultant les références artistiques, et foncièrement radicale de Leos Carax.


La consommation effrénée de cigarettes des amoureux renvoyant à leur propre relation s’étiolant à mesure que s’enflamment les sentiments, la scène hallucinée de dénonciations qui témoigne d’une conviction intrinsèque chez Ann basée sur quelques signes précurseurs de la violence de son mari (séquence qui peut tout aussi bien être envisagée comme une simple prémonition puisque Carax instille dans l’histoire énormément d’éléments tenant de la tragédie), l’objectification de l’enfant (qui n’est d’autre qu’une poupée), offrant un miroir parfait à la mégalomanie exacerbée de Henry : les symboles érigés par le metteur en scène transgressent, dynamitent, puis réinventent la typique mythologie de l’homme au comportement toxique; il n’est plus besoin d’expliciter sa dangerosité, seulement de la suggérer. Déjà s’incrustent les symptômes de l’exceptionnelle lucidité du réalisateur français.


Pendant que Leos Carax met en scène sa petite poignée de singuliers personnages, deux d’entre eux s’évertuent à mettre en scène leur propre vie, la cantatrice Ann et l’humoriste Henry, l’une en mourant à répétition à l’opéra, constamment assassinée (prophétisant sans le vouloir son propre destin), l’autre métamorphosant sa vie en un noir spectacle, lui aussi mettant en scène la mort de sa femme : tous les deux flirtant au final avec la frontière entre le réel et la fiction, perdant petit à petit la notion de réalité. Et c’est là que le portrait d’un homme toxique et nocif découvre toute son ampleur : la violence qu’Henry épanche durant ses monologues s’exalte lorsque surviennent les applaudissements du public enfiévré. Ainsi, plus il déchaîne sa colère et son agressivité, plus elles s’accroissent, pour finir par atteindre un acmé incommensurable qui ne sera plus accepté par la foule et qui devra exploser : au lieu de dénoncer le personnage, Carax offre une plus vaste vision de la problématique, il accuse à la fois l’homme (l’individu), le milieu gangrené des célébrités, où la compétition, les médias et l’audience composent un bouillon hautement toxique prompt à l’autodestruction et, finalement, la société patriarcale encourageant ces dangereuses attitudes. Le constat est d’autant plus brillant qu’il est effectué avec adresse.


Avec sa démarche esthétisante constante, Carax détonne, impressionne et dévoile son génie cinématographique et scénographique; qu’il passe par l’inventivité folle de l’ouverture (singeant les effets sonores sur la luminosité de l’image), par les mouvements de caméra d’une indicible puissance parce que parfaitement insérés (la rotation autour du chef d’orchestre, les plans suivant à toute allure la moto ou encore l’ultime travelling arrière), ou par l’utilisation de couleurs qui façonnent à elles seules une ambiance décalée et nauséeuse, toujours en rupture avec le rationnel (les verts qui s’estampent sur les décors, dans l’éclairage ainsi que sur les vêtements des protagonistes), l’œuvre, d’une sublime étrangeté, irradie d’expérimentations visuelles éblouissantes. Si les effets ébauchés par Carax parviennent tous à s’illustrer brillamment, il est malheureux d’apercevoir à quelques instants une photographie plus banale, impersonnelle même, platement numérique : alors que pour ses films tournés en pellicule on percevait toujours une véritable rugosité dans l’image, une densité inextricable, le passage aux technologies numériques a éprouvé le style brut de l’esthète et lui a fait perdre de son âme. Fortuit résultat, la surabondance d’intentions graphiques radicales noie le spectateur dans un brouhaha photographique qui efface de la mémoire du spectateur ses maladresses numériques.


Recherchant la beauté au sein de la laideur, l’habitué de Cannes fait culminer dans Annette cette approche à travers les passages chantés du film; bien qu’on retrouve plusieurs épisodes aux orchestrations et harmonies magiques, il survient des mélodies dissonantes, désaccordées, provoquant un tout autre effet que celles euphoniques, ayant pour but de désarçonner le spectateur, symbolisant l’équilibre précaire des protagonistes, brisant admirablement la logique de comédie musicale.


Poème aux mille et une ramifications, large tel un fleuve torrentueux et imposant tel un indéracinable chêne, Annette est l’un, sinon le, plus grand accomplissement de son auteur Leos Carax, une comédie musicale terrassante, éprouvante dans ses longueurs, charmante dans son style irrévérencieux, désarmante dans les jaillissements de répliques mélodramatiques et terrifiante dans le noir caractère de son protagoniste (qui offre à Adam Driver la possibilité d’illustrer l’étendue de son hypnotisant talent) : un conte déchirant qui n’a de cesse de hanter le spectateur une fois terminé, de le dévorer et de broyer ses pensées pour y substituer les grandioses images qui constituent son récit.

mile-Frve
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le 13 août 2021

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Émile Frève

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