Sorti il y a bientôt dix ans, Holy Motors était un coup de maître. Constitué de douze films en un, Leos Carax balayait les registres cinématographiques avec une facilité déconcertante et une virtuosité folle. Le film était tour-à-tour drôle, touchant, burlesque, expérimental, tragique… Après une scène déchirante de dialogue entre un père et sa fille, le réalisateur nous offrait un entracte musical montrant le génial Denis Lavant jouer de l’accordéon en déambulant dans une église, peu à peu rejoint par d’autres musiciens. À travers un long plan en steadicam, le film passait lentement de la solitude de la scène précédente à une transe inattendue. Cette séquence est quasiment reprise par l’introduction d’Annette, qui suit l’équipe du film chanter May we start des Sparks, idéale pour l’ouverture cannoise. Même si la chanson est entraînante, le plan-séquence sonne creux : le tracé des personnages est extrêmement linéaire et les rares décors traversés sont assez vides, rendant cette introduction bien moins impressionnante qu’elle n’aurait pu l’être. Le plan se termine par une photo de classe dans laquelle l’équipe du film est sagement alignée face à la caméra, sans aucune folie, rendant définitivement caduque le plan-séquence.


Ce type de parti-pris injustifiés et ratés, Annette en pullule ; toute l’introduction du film est hantée par des surimpressions grossières n’ayant pas plus de sens qu’une coupe classique en aurait eu, ce qui est d’autant plus flagrant lorsque les plans en question (Adam Driver sillonnant sa moto à travers les autoroutes nocturnes) ressemblent à des publicités. Aucune de ces surimpressions ne fonctionne car elles n’ont pas vraiment de sens, et Leos Carax n’essaye pas de faire communiquer les images entre elles comme ont pu le faire F. W. Murnau dans L’Aurore ou plus récemment Bertrand Mandico.


La suite du film ne fait que confirmer ces premières craintes : dans Annette, tout n’est que mauvais goût gratuit et inconséquence cachée derrière un vernis chic. Formellement, le film est raté à plusieurs niveaux : son rythme effréné fatigue et on est souvent surpris par l’importance ou la non-importance que le réalisateur accorde à certaines séquences. Les relations sexuelles chantées auraient par exemple mérité une scène à elles seules tant le concept est original et aurait pu nous faire mesurer l’amplitude de leur amour à travers une mise en scène intense. A l’inverse, les deux scènes de one-man-show d’Henry sont très étirées pour pas grand chose : avec son humour basique et parfaitement lisse, son premier spectacle semble en décalage avec sa popularité et sa réputation sulfureuse, et son second spectacle est tellement exagéré dans sa nullité qu’il semble bien plus écrit par un scénariste que par un humoriste. Concernant ce dernier spectacle, le réalisateur reste bien trop collé au point de vue du public et ne tente jamais de nous plonger dans la tête d’Henry. Bien que sa chute soit brusque au point d’être caricaturale, on peine à ressentir sa violence : il faut attendre que le personnage chante pour qu’il exprime son ras-le-bol, mais cette colère sonne assez faux car elle n’est précédée de rien.


Cela pose le problème conceptuel du film, à savoir son appartenance à la comédie musicale. La comédie musicale est, par essence, un genre cinématographique atténuant tout ce qu’il montre à travers une artificialité constante. Cette artificialité peut justement permettre de créer un contraste dérangeant : Lars Von Trier l’a parfaitement compris avec Dancer in the Dark, étrange mélange entre un drame naturaliste et une comédie musicale, dont la scène de danse finale est suivie par la lente mise à mort de son héroïne. Nous pourrions également évoquer Golden Eighties de Chantal Akerman, qui évoque le libéralisme à travers le décor d’une galerie marchande. Dans Annette, le récit est tragique et violent, mais presque aucune scène ne nous permet d’en faire l’expérience sensible : sa superficialité n’est jamais contrebalancée par un élément qui nous permettrait de croire en sa profondeur. On n’assiste pas aux coulisses du monde du show-business (qui n’est caractérisé que par une émission people), la façon dont Ann gère la maternité n’est le sujet d’aucune scène, la différence d’Annette n’est jamais évoquée... Même quelques touches de réel ici-et-là auraient pu suffire, en nous faisant par exemple sentir la gêne d’Ann dûe à l’absence d’intimité lors de l’accouchement, ce qui aurait permis de dépasser le simple comique de situation. La scène de meurtre est, quant à elle, tellement édulcorée qu’on ne ressent pas sa violence. Dès lors, rien ne vient contraster la superficialité inhérente à la comédie musicale, et le film atténue la noirceur de son récit au lieu de la sublimer.


Et pourtant, Annette expérimente tellement qu’il tape juste de temps en temps : la scène dans laquelle Ann cauchemarde de voir Henry accusé d'agressivité par ses ex-compagnes est, thématiquement, le passage le plus intéressant du film. Il sous-entend une certaine noirceur chez Henry et un étrange état chez Ann, dont on ignore si les craintes sont fondées ou non, et si elle a déjà été violentée. Il faut également mentionner l’insomnie d’Henry ainsi que le dernier spectacle d’Annette, dont les scènes sont plutôt réussies. Le film trouve néanmoins sa raison d’être lors d’un sublime plan-séquence tournoyant autour de Simon Helberg, dans lequel son personnage s’adresse au spectateur pendant qu’il dirige un orchestre. Entre son jeu intériorisé, son histoire tragique, sa façon de briser le quatrième mur sans le souligner et l'intensité avec laquelle il dirige son orchestre mêlée à la puissance de la musique, on est profondément ému par le personnage et la mise en scène est, pour le coup, indéniablement virtuose. Il y a fort à parier que ce plan restera dans les mémoires, et pour cause : c’est un pur bijoux de cinéma.


Sans minimiser ces quelques réussites, difficile d’être convaincu par Annette, qui rate la majorité de ses partis pris. Si on est d’abord séduit par l’apparence du personnage éponyme, cette étrangeté devient une métaphore terriblement lourde et convenue lors de la dernière scène, dans laquelle le symbole est bien trop évident pour toucher. Annette divertit, mais il est trop superficiel pour toucher en profondeur et trop raté formellement pour éblouir son spectateur. On espère néanmoins retrouver Leos Carax dans quelques années, avec la même folie et énergie créatrice que pour Holy Motors.


Site d'origine : Ciné-vrai

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le 22 juil. 2021

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