Si je vous dis : « I feel you, Johanna », est-ce que ça vous dit quelque-chose ?


Si en lisant ces mots vous venez de vous écrouler par terre, en sueur, les mains sur les oreilles c'est que, vous aussi, vous êtes un vétéran de Sweeney Todd ; film de Tim Burton sorti en 2008.
Parce que - et je me permets de l'expliquer pour celles et ceux qui auraient eu la chance d'échapper à ce triste épisode de notre Histoire - il faut savoir que, loin d'avoir été le long-métrage ambigu et audacieux qu'on était (encore) en droit d’espérer du grand Tim à cette époque là, Sweeney Todd a au contraire été un triste et assez incompréhensible naufrage artistique.
Surjeu, emphase à tous les étages, lissage formel annulant toute ambiguïté: rien n'allait.
Et comme un hymne se dressant au milieu de ce fiasco revenait donc régulièrement cette chanson : « I feel you Johanna ».


Pourquoi je vous parle de ça en ce prélude à ma critique sur Annette, le film de Leos Carax ?
...Eh bien tout simplement parce depuis hier - mercredi 7 juin 2021 - j'ai mon nouveau « I feel you Johanna ».
Mesdames et messieurs, laissez-moi vous parler de « We love each other so much... »
...Ou plutôt non : laissez-moi vous parler du film dont cette chanson n'est qu'un symptôme ; devrais-je dire un symbole.


Alors certes - on ne va pas se raconter d'histoires non plus - je n'ai jamais été fan du cinéma de Leos Carax.
Pour être même honnête jusqu'au bout avec vous, j'irais jusqu’à dire que j'ai toujours considéré son art comme une forme d'imposture...
...Une imposture osée et parfois stimulante, mais une imposture tout de même.
Or, pour moi, Annette ça reste un peu dans cette veine là, mais l'audace et la stimulation en moins.
Ç'en serait même presque pour moi une sorte de constat d'échec de la méthode Carax assumée jusqu'au bout par son auteur.
...Devrais-je dire jusqu'à la lie.


Car que propose cette Annette ?
Au fond, un refus systématique d'art.
Si on considère que l'essence même d'une œuvre d'art se trouve dans sa capacité à faire oublier un instant qu'elle n'est qu'un objet inanimé - un pur artefact fait de tours de mains et de tours de manche - Annette s'impose de mon point de vue comme un rejet presque compulsif et maladif de toute possibilité d'envolée artistique...
...Comme si c'était sale.
Comme si on avait peur de tomber dans le vile et le veule.


Ainsi les artifices sont affichés, en permanence. Systématiquement.
Et au cas où si ce n'était pas suffisant on en rajoute encore.
Cette introduction est d'ailleurs à elle-seule représentative de cet état d'esprit là.
Par quoi débute-t-elle ?
...Par le groupe Sparks en studio prêt à commencer ; demandant d'ailleurs littéralement si on s'apprête enfin à commencer : « so may we start ? »


Un tel début ne peut que rappeler aux origines du projet.
Parce qu'en effet il se trouve que les deux frères Mael du groupe Sparks sont les deux hommes à la source de cet ouvrage puisque Annette est à la base une comédie musicale composée par le duo de frangins et que l'ami Leos s'est proposé de mettre en scène.
La mise en abyme est évidente. Et pour celles et ceux qui n'auraient pas compris on file la métaphore tout de suite derrière.
Le duo continue sa chanson en s'éloignant des micros. Il part dans la rue.
La troupe de comédiens amenée à jouer les rôles de leur création se joignent à la chanson, les yeux dans la caméra.
Difficile de ne pas comprendre de quoi il retourne ; du moins de ne pas deviner.
Moi-même qui ne savait rien des origines de ce film avant de me retrouver face à lui, j'ai fini par saisir globalement l'enjeu.
En conséquence on pourrait dès lors considérer cette intro fort malicieuse - et elle l'est d'ailleurs à n'en pas douter - seulement elle est aussi un signal fort et brutal de ce que sera aussi cette oeuvre : ce refus permanent de la suspension artistique dont je parlais tout à l'heure...


« C'est justement là que se trouve le coeur de l'art caraxien » diront certains (et ils auraient raison)...
...Sauf que c'est justement là que moi j'y vois un début de refus d'art.
Parce que si briser le quatrième mur est certes un geste artistique nous amenant à questionner sur l'instant l’œuvre qui s'y risque, il n'empêche qu'on reste en droit de se questionner si en cinéma - qui est un art qui s'étale dans le temps - on peut se contenter d'un geste.


Car revenons à cette introduction et constatons à quel point elle ne cherche qu'à n'être que ce geste ; à rappeler en permanence son artificialité.
Je parlais quelques lignes plus haut de ces micros dont on s'éloignait pour bien rappeler qu'au fond la scène était factice, cette rue que les acteurs investissaient aussi - sans costume ni fard - n'existe aussi que pour bien nous rappeler que tout n'est qu'artifice.
Cette caméra qu'on regarde...
Ce parcours qu'on suit à la lettre...
Ce cadre qui tourne et qui se rappelle en permanence à nous...
...Jusqu'à cette lumière qui oscille selon les vibrations de la guitare électrique, comme des appels de phare envoyés par Leos Carax lui-même pour nous rappeler qu'il est là, en permanence, et que le film qu'on voit est un film, au sens le plus matériel du terme...
...Et TOUTE Annette sera ainsi faite.
Un martèlement permanent de l'auteur pour nous interdire de voir son œuvre autrement que comme un artifice ; le produit d'un esprit malin.
Malin certes. Mais pauvre.
Car à marteler sans cesse la même chose - de films en films d'ailleurs - Carax reste prisonnier d'une seule et unique posture.
Intellectuelle. Désincarnée. Asservissante...


...Nihiliste.


Alors c'est sûr - pour qui accepte de jouer le jeu de cet art (?) de posture - la possibilité est offerte de s'extasier de 2h20 de beaux artifices. J'en conviens.
Beaux décors, beaux travellings, belles chevauchées en moto...
« Bah oui tu comprends c'est tellement méta... C'est tellement intelligent... »
...Et c'est vrai qu'on se sent très intelligent à constater l'intelligence.
...Et que c'est agréable de se sentir intelligent.


Seulement voilà, sitôt fait-on partie de celles et ceux qui viennent en salle avec leurs sens et leurs émois aiguisés - et qui attendent de la part d'un tour de magie qu'il sache nous berner un temps soit peu afin que l'esprit puisse voyager un bref instant - que cette Annette a de quoi consterner, tant elle n'est aussi - et surtout - qu'un enchainement de scènes profondément ridicules.


« We love each other so much... »
...Vous vous rappelez de celle-là ?
On en parle juste deux secondes histoire d'apprendre à observer ce film pour ce qu'il est aussi ?
« On s'aime tous les deux vraiment beaucoup... »
Répétée deux fois.
Répétée dix fois.
Puis rechantée et re-rechantée.
...Le tout illustré avec des scènes d'étreintes sexuelles dignes de pubs d'abribus pour Guerlin.
...Le tout agrémenté de bisous tendres autour du crépitements des appareils photos. So glam...
Et là une chevauchée en moto, toujours en chantant son amour enivrant...
Tellement « Sauvage... De Christian Dior »...


Ah oui ? Vous trouvez que j'abuse ?
J'oublierais de prendre en considération la nature du film ?
Les codes du genre ?
C'est vrai qu'il s'agit là d'une comédie musicale. J'avais oublié.
...Une comédie musicale composée par les Sparks qui plus est !
Or les Sparks c'est tellement glam...
Peut-on donc reprocher à ce film d'être si glam ? Si Sparks ?


Ah ça c'est sûr qu'on ne pourra pas lui retirer le fait d'être glam, cul-cul, nian-nian. Tout ce que vous voulez...
Mais à mon tour de poser ma petite question : doit-on accepter un code sous prétexte qu'il est un code ?
Et si au lieu de chanter « On s'aime tous les deux vraiment beaucoup » Adam Driver et Marion Cotillard avaient chanté « Nous on fait l'amour on vit la vie jour après jour, nuit après nuit », on aurait dit quoi ?
On aurait continué à cautionner ?
Parce que bon, ça reste quand même le même genre de saucée hein...
...Et moi j'attends avec curiosité les arguments de celles et de ceux qui oseraient me rétorquer que non « çanarinàvoir... »


Deux heures et vingt minutes, pour rappel.
Je veux bien que ce soit amusant pendant deux minutes qu'un auteur nous montre que « hohoho ! Tout est factice et je le montre ! Je suis trop destroy ».
C'est d'ailleurs le temps que ça m'a amusé. Et oui, moi aussi, à ce moment là je me suis senti très intelligent.
Mais il y en a-t-il vraiment pour qui ces deux minutes martelées ad nauseam pardonnent vraiment tout ?
Ça justifie à ce point le fait que - pendant 2h20 ! - ce film nous étale une histoire des plus cul-cul, un propos bateau...


(Avoir un enfant c'est pas gentil pour les amours adolescents. RÉVÉLATION.)


...Sans oublier les longueurs régulières, les caractérisations grossières des personnages, les ressorts dramatiques éculés ?
...Sérieux ?
Je ne sais pas vous mais moi j'ai du mal à me sentir intelligent quand j'accepte de bouffer un film du niveau des Misérables de Tom Hooper sous prétexte que là - avec Carax - c'est so méta.


Parce que oui - encore une fois j'insiste - moi j'attends qu'on me dise en quoi les décors du film de Tom Hooper sont moins beaux que ceux du film de Carax ; en quoi Adam Driver chante mieux que Russell Crowe ; et en quoi les chansons sont moins « nous on fait l'amour on vit la vie... »
Parce que si je peux encore accepter quelques différences de tonalité entre les deux films, dans le fond - et pour l'essentiel - ça reste quand même la même chialeuserie longue, chiante, creuse...
...Infâme.


Alors quand en plus de ça l'auteur m'habille ses deux longues heures nian-nian d'une couche d'artificialisation à outrance - parce que « tu comprends, chercher à rendre ses histoires crédibles c'est si bas » - chez moi ça ajoute à l'ennui du spectacle une fulgurante impression d'être pris pour un con.
...Et ce n'est pas agréable d'être pris pour un con.


Mais bon, que voulez-vous...
Déjà en 2008 ils étaient nombreux à (encore) vouloir sauver Tim Burton de son Sweeney Todd.
Ils étaient aussi quelques-uns à ne pas vouloir passer pour des cons en passant à côté du génie désormais reconnu du grand Tim. (Et on peut s'en convaincre de choses par souci de conformisme...)


Après à chacun ses plaisirs.
A chacun son rapport à l'art et / ou au cinéma.
Tant que tout le monde est content à la fin - et assume ses positions jusqu'au bout - moi ça me va très bien.
Après tout, je suis persuadé qu'il y en a encore deux trois aujourd'hui qui entonnent avec conviction et avec joie « I feel you Johanna »...

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le 8 juil. 2021

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