Satire poétique d'un cinéma oublié

Attention, je spoile pas mal d'évènements liés au film dans cette critique ! J'ai beau avoir grisé certaines parties évoquant un ou deux passages importants, la suite, bien que j'essaie de la rendre floue lorsque les sujets s'interposent, fait référence à ces fameuses tournures prise par l'œuvre. Je vous souhaite donc une bonne lecture, malgré cette mise en garde !


Le film commence. Nous sommes guidés par une voix-off qui nous donne les consignes à suivre au cours des 2h20 qui suivront. Cette voix, c'est celle du metteur en scène, Leos Carrax, que l'on retrouvera à nouveau quelque secondes plus tard, pour lancer cette fois-ci en images : l'introduction. En accord avec le récit du film, celle-ci optera pour un ton musical. Rythmée au son des instruments du groupe "Sparks", et de leur chanson "So May We Start". Cette dernière se délivre lors d'une marche enivrante du casting au travers des rues de Los Angeles. Ensorcelante, presque euphorisante, cette entrée assez sobre dans sa mise en scène fonctionne à merveille ! Avec ce prologue, c'est une véritable plongée dans les "abysses" de son monde que nous propose Carrax. Un dernier avertissement avant de nous envoyer au fin fond de son univers burlesque et musical. Juste avant de partir à la rencontre de la vie en apparence "idyllique", que partagent les deux amants du film...


En effet, durant les premières scènes de l'œuvre, c'est la beauté et l'alchimie du couple de stars qui nous sont projetées. Ils vivent une relation sans barrières, sans tabous, là où l'excès n'existe pas et où la presse n'est qu'un public de plus pour les complimenter sur leur romance. "We love each other so much" n'est que la transcription musicale de cette union en apparence parfaite. Le comédien de stand-up et la cantatrice profitent avec fougue et sensibilité de cet amour qu'ils idolâtrent. Or, rapidement, un malaise que l'on ne peut considérer comme anodin, apparaît. Et ce, dès la première scène importante du film. Cette scène, c'est l'entrée suivit du spectacle d'Adam Driver dans son rôle de comédien acclamé. A partir de son sketch, qui pourrait d'ailleurs paraître gênant au premier abord, l'artiste n'a pas peur d'exposer son égocentrisme, en ne parlant que de lui et de son couple. De plus, son public, intelligemment transformé en une sorte de section psychologique réceptrice, lui répond toujours de la façon musicale la plus flatteuse qui soit, ce qui ne fait que renforcer son égo. On notera d'ailleurs le nom du protagoniste : "Henry McHenry", qui renvoie directement à cet égo de soi par dessus soi. Le personnage d'Adam Driver, crée ainsi toute suite pour le spectateur : une sorte de méfiance. On sait qu'il ne tourne pas rond. On devine que c'est de lui que découlera l'éboulement progressif de l'histoire. D'ailleurs, si on reste ancré dans la réalité, on pourrait de suite théoriser sur une potentielle schizophrénie le possédant. Mais nous sommes bien dans l'univers de monsieur Leos Carrax, alors ne théorisons pas trop. Laissons nous plutôt porter par le baroque de ce qu'il nous réserve...


Vient ensuite le portrait de Marion Cotillard, "Ann", cantatrice d'opéra aux airs, avouons-le, beaucoup plus sages et angéliques. La phrase prononcé au cours du premier échange diégétique entre les amants, où Henry dit avoir "tué" son public, et Ann l'avoir "sauvé", renvoie pour le coup directement à cette antithèse du démon cupide et de l'ange innocent. Mais trêve d'analyse. Le film de Carrax est de toute façons rempli de métaphores, toutes plus ou moins subtiles, alors arrêtons nous ici (pour le moment). Car sinon oui, on a bien cette interprétation de l'art qui est mise en abîme : avec l'art on peut dire ce que l'on veut, sans risquer de se faire tuer (ce qui induit par conséquent que l'on "peut tuer"), comme on peut à l'inverse sauver et secourir dans le même principe. Bref, le couple se retrouve tous deux, contemplés si ce n'est vénérés par les médias, qui comme dit plus haut constituent un bonus de popularité quant à la reconnaissance qu'ils recherchent.


En parlant de reconnaissance, un autre personnage fait irruption quelques minutes après ces scènes de présentation. "The accompanist", qui comme son nom l'indique accompagne Ann au piano lors de ses représentations, est campé par le talentueux Simon Helberg. Autrefois, il se trouvait profondément amoureux du personnage de Marion Cotillard. Mais de par son rôle, leur relation n'aura duré qu'un temps... Lui ne cherche pas la reconnaissance publique. Simplement de celle qu'il aime. C'est un personnage récurrent dans l'histoire, surtout vers la fin, et il est réellement important de noter à quel point il sera souvent remit au second plan. Tout cela pour mettre en exergue l'égo croissant du couple principal, et en particulier celui du virulent Henry McHenry.


Fini de parler du couple exemplaire que constitue les deux artistes, parlons à présent de ce qui sera inconsciemment le déclencheur de leur damnation, leur enfant, j'ai nommé le prénom éponyme : Annette. Après une scène particulièrement dérangeante où Marion Cotillard accouche en présence de médecins choristes, on peut enfin déclarer que l'élément principal du film est né. Ce qui nous troublera par la suite en revanche, c'est l'apparence du bébé. Annette est une marionnette, une enfant au corps de pantin. A cet instant, on peut déjà soupçonner la métaphore qui se cache derrière ce physique étranger (ou renforcer la possibilité d'une maladie mentale chez les deux artistes). Or il faudra encore attendre quelques dizaines de minutes, le temps que les faits soient accomplis pour en être sûr.


Entre temps, la folie des médias, les accusations de viols, la baisse de popularité, et d'autres soucis s'accumulent aux portes de la vie conjugal d'Ann et Henry (à préciser qu'ils sont en majorité provoqués par ce dernier). Annette n'est au final que l'enfant spectateur et innocent dans tout cela. Néanmoins, la témoin aura son importance. Notamment au cours de la scène tragique et incroyable de l'affiche, à savoir la scène où le bateau privé des deux artistes se retrouvent dans une mer enragée. Henry est saoul sur le pont du petit yatch. Il titube sous les flots et ordonne à sa femme, venue seulement le ramener à l'intérieur, d'entamer une valse avec lui, au beau milieu des vagues déchaînées. Ann n'est pas encline à vouloir danser à cette heure. Mais Henry, dans son ivresse, la forcera à accomplir ses désirs fous...


... ce qui évidemment conduira sa femme à une mort déjà certaine. La caméra suit pourtant le personnage d'Adam Driver dans sa folie destructrice, le filmant en train de chuter à répétitions sur le pont. Délaissant allègrement le corps défunt de Marion Cotillard, au seul profit d'un simple plan, déjà plongé dans les flots...


Après une scène suivante complètement surréaliste, à l'aspect visuel onirique d'une nuit gouvernée par la lumière laiteuse d'une lune prophétique, les activités reprendront. Henry est au fond du gouffre, la gloire qui lui était nécessaire pour subsister, n'est plus. Il n'a plus aucun soutien. Il décide alors, de se servir de l'unique chose qu'il lui reste : sa fille. Et c'est là que la métaphore admise depuis le début par la mise en scène, prend tout son sens. La fillette Annette, est un objet du capitalisme, une figure de proue médiatique, un accessoire de popularité pour ses parents, et ici surtout pour son père. C'est aussi le moment choisi par monsieur "The accompanist" pour refaire surface dans le récit.


Même si finalement il ne sera qu'un outil dans le plan d'Henry, creusant d'autant plus l'écart entre les objectifs divergents des deux personnages. Entre besoins cupides de célébrité et désir simple d'un amour sincère, il n'y a que quelques mots pour rapprocher le manipulateur du naïf...


Et je m'arrêterai là pour tout ce qui concerne l'histoire contée par le film. Au plaisir de vous laisser découvrir la suite (et cette fin absolument folle), en salles de cinéma... ;)


Annette de Leos Carrax, c'est une fresque surréaliste, une véritable satire du monde des artistes. Un bijou complet de mise en scène ; un OVNI cinématographique au style virtuose et hétéroclite. Produit d'un pur esprit artistique, révélant tous les aspects profonds et techniques de cet art qu'est le cinéma. Car oui, Annette, bien qu'il ne ravira certainement pas tous les cinéphiles, est sans nul doute un modèle sur tous les points techniques qui interviennent dans la conception d'un film. Un modèle d'acting déjà, avec des prestations complètement folles, révélatrices d'un travail et d'un don de soi considérable (Adam Driver peut déjà viser le prix d'Interprétation Masculine du Festival Cannois). Un modèle d'esthétique, avec une conception visuelle hallucinante des couleurs, des ombres, des lumières et même de la direction artistique en général. Un modèle de propos de fond aussi, avec toute cette critique sur la célébrité et l'égo sans limites des artistes, amenée par le biais de métaphores et de figures de styles remarquables. La comédie musicale (que l'on pourrait ici traduire comme une "tragédie") est un genre très justement choisi et exécuté par le réalisateur, pour mettre en scène un pareil récit. Le film n'est pas un tire-larme, mais bien un portrait mélancolique et moqueur à la fois, d'un univers haut placé du monde médiatique. On pourrait penser, qu'Annette traite du couple, mais cela reviendrait encore à parler du monde de la célébrité, toujours à l'aube et au crépuscule de funestes relations... Non, Annette est un cristal de thématiques. Un joyau reflétant les travers d'un milieu, qui finalement ne sont que les mœurs d'un pays étranger au notre : celui des stars. Pour conclure, je vous encourage fortement à aller voir Annette en salles de cinéma. Vous en ressortirez bouleversé, désemparé, époustouflé, ou peut-être même à jamais changé.


Il est là le vrai art.


8,5/10

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le 10 juil. 2021

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ArtWind

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