La très grande force d’American Sniper est d’aborder le film de guerre à la manière d’un récit de filiation faisant de Chris Kyle un père absent pour sa famille et présent pour ses hommes d’armes, un père auréolé d’un titre de gloire mais dont la légende en tant que telle nécessitait l’engagement d’un cinéaste. C’est chose faite avec Clint Eastwood qui déplace les enjeux du biographique depuis une réflexion sur la culpabilité du soldat contraint de tuer pour sa patrie vers le déchirement d’un père pour les enfants – ou frères d’armes –qu’ils voient tomber. Nul hasard si une séquence revient plusieurs fois dans le long métrage : Chris ayant dans son viseur un jeune garçon qu’il soupçonne de détenir une bombe. Il s’agit bien ici, au-delà d’un souvenir traumatique, du symbole de la protection que veut incarner le sniper auprès des siens, ainsi que du vertige éprouvé devant un crime d’autant plus épouvantable – tuer l’innocence même – qu’il met à l’épreuve le patriote et sa foi dans le pays. La clausule va dans ce sens et complexifie la relation de paternité et de protection, le père se voyant rattrapé par un fond d’inexplicable et de violence qui raccorde in extremis la gloire à la mort.
Une lecture plus profonde pourrait d’ailleurs être proposée, à savoir considérer le sniper comme un avatar possible du cinéaste, ancien « maître de guerre » qui interroge plus qu’il ne conforte le service militaire et la guerre en général, vaste boucherie qui transforme les enfants en tueurs involontaires et les hommes en machines de combat. L’arme à feu reste omniprésente du début à la fin du film, sous la forme dudit sniper – arme qui donne son nom non seulement à l’œuvre, mais également à la personne qui la porte, signe de l’asservissement inhérent à son statut de héros – ou du pistolet que l’on braque devant son épouse par plaisanterie, contre sa petite culotte. Enfin, Eastwood questionne l’image médiatique et, à travers elle, ce qui pousse un jeune Texan à s’engager, à renier son ancrage de cowboy pour devenir le bras armé d’une nation : la télévision apparaît d’abord comme le support qui déclenche le sursaut patriotique, puis comme le conservatoire de l’horreur qui, même avec un écran noir, accueille les projections traumatiques du soldat et semble l’enfermer dans un guet-apens perpétuel. Une œuvre forte et intelligente, portée par l’investissement remarquable de Bradley Cooper.