Dès l'ouverture, on découvre étonnés le corps de cinéma boursouflé, grotesque et difforme de Christian Bale, proprement méconnaissable, en train de s'arranger une coiffure élaborée et laide à base de postiches grossièrement dissimulés, devant le miroir d'une luxueuse chambre d'hôtel. Effet de bathos gentiment cynique et malin après les trompettes luxueusement fanfaronnes de Jeep's Blues de Duke Ellington lors du pré-générique. Scène suivante, notre compère ainsi attifé et lourdement engoncé dans un costume du plus grand kitsch seventies rejoint Amy Adams resplendissante et outrageusement sexy - ce décolleté grands dieux ! - aux prises avec Bradley Cooper tout en bouclettes. C'est too much pour être premier degré et honnête, et l'embrouille qui suit immédiatement à base de gamineries croquignolettes - et vas y que je t'arrache ton postiche - complète le tableau. En quelques mots tout est dit du film : la fine promesse d'une fresque à l'américaine doublée d'une réflexion sur le faux et sur le jeu, mais le choix tiédasse d'une farce satirique un peu grossière et poussive.

Ouverture à la fois prometteuse et décevante donc, mais pas seulement. Car si le film confirme dans un premier temps la seconde voie, il se ressaisit ensuite étonnamment. Voyons cela. La première heure n'en finit pas. Présentation en flashes back du personnage principal, sa rencontre avec Sydney, leur partenariat d'escrocs. Tout est soigneusement monté mais il manque cruellement quelque chose à cette moitié de film : un souffle, de la vie. Les acteurs sont enfoncés dans leurs sur-performances à Oscar très techniques et très actor's studio, la reconstitution d'époque est appliquée, limite étouffante : orgie de costumes, festoiement musical d'une bande son absolument splendide et irréprochable mais finalement peu risquée, intrigue par trop elliptique (quid du ressort exact de leur escroquerie financière ? Personnellement je trouve que ça ne tient pas et n'est pas crédible). On ne voit plus trop où le film veut en venir, on repense aux moumoutes de Renner et Bale aperçues plus tôt, on apprécie l'accent so english de Amy Adams dont on dévore la naissance des seins plus que dévoilée, et on attend. On sent le projet, l'ambition derrière le film qui n'en finit pas de commencer et où tout sonne curieusement vain voire faux. Et ce n'est pas faute de nous avoir excité les oreilles avec America, Steely Dan et autres consorts.

Et puis le film passe la seconde et quitte ses fades oripeaux en enfilant une plus affriolante tenue d'illusions : c'est le retour des promesses de grand film. Bradley Cooper débarque, et l'alchimie commence. Amy-Edith est visiblement troublée, Bale n'est pas dupe, et on se dit que la mise en abîme faussement grossière de l'ouverture n'était finalement qu'un royal tapas pour le festin à suivre. Belles et dures séquences de séduction-torture dans les bureaux du FBI où l'on devine l'ambition dévorante et finalement peu éthique de notre agent. La réflexion pointe le bout de son nez. Première grande séquence du film : Amy Adams, absolument sidérante, quitte son charmant cabotinage et enfile sa parure de lionne échevelée, d'amoureuse vexée et rongée par le désir. Elle dévoile son plan, consciente de ses failles, machiavélique dans sa cruauté envers son partenaire. Nos escrocs vont collaborer avec le FBI, mais il y aura derrière tout ça une soupape, une illusion de plus, une pelure d'oignon pour tromper le Bradley couillon, quitte à se prendre et se perdre à son propre jeu. Paroles, paroles, paroles, la promesse sera-t-elle tenue ? En tout cas pour ces quelques minutes jubilatoires la miss Adams mérite bien sa nomination et voire une statuette. On ne la frôle jamais mieux que quand on quitte les sentiers balisés de la performance pour laisser accès à des moments de pur jeu, et cette séquence en est la formidable expérience.

La suite du film reprend là on avait laissé le prologue, et je vous passe les détails de la relativement complexe intrigue de double fausse arnaque. Le film se suit sans déplaisir, on déguste les performances plus paradoxales que jamais du casting complet : Jeremy Renner semble à l'étroit dans sa perruque d'Elvis de mairie, mais il est touchant en honnête enfant de la balle que l'on piège sans scrupules. Bale convainc malgré la lourdeur du dispositif de jeu qui entoure son personnage : laideur de la prothèse et des postiches, physique trop grotesque pour être parfaitement crédible, mais finalement ensemble si artificiel qu'il se double d'une réflexion (effleurée et malheureusement pas assez poussée) sur le jeu d'acteur et sur le statut même du film à Hollywood et dans un corpus de films référents. Restent Jennifer Lawrence, qui fait le yoyo entre de très beaux moments de jeu, émouvante ou drôle c'est selon, souvent aidée par une belle mise en scène musicale (notamment Elton John dans une magnifique séquence brumeuse), et des moments tristement caricaturaux où le grotesque l'emporte sur le pastiche et où la perf' à Oscars est trop revendiquée; Bradley Cooper, insaisissable carnassier louvoyant entre l'ambitieux sans scrupules (et par bien des aspects détestable si l'on regarde bien le film sous l'angle de l'attaque des méthodes du FBI et de certains de ses agents) et amant férocement bourré d'hormones, bête de sexe blessée et naïve. Il partage avec Adams une formidable séquence nocturne qu'enflamme Donna Summer, reine du disco, et qui se finit dans les toilettes par une scène absolument torride et frustrée qui débouche sur la profession de foi du film : "NO MORE FAKE SHIT ! I WANNA LIVE !". Enfin ! Le film avoue ses ambitions, dévoile le grand film qu'il rêve d'être, qu'il aurait du être, et touche au coeur du sujet. Histoires de faussaires, de faux-semblants, de jeu, d'acteurs et de tromperies, sur fond d'espionnage, de pots-de-vin et d'adultères. Le sujet appelait bien une heure ou deux de plus, de l'ampleur dans la mise en scène, plus de constance et de rythme, plus de baroque... On voit bien que David O Russell se rêvait en Scorsese façon Affranchis ou Casino, en De Palma façon Scarface ou même en malicieux Sodebergh lorsqu'il réunissait un casting de stars au service d'un film de casse éblouissant (Ocean's Eleven pour ne nommer que lui). Mais les costumes sont décidément trop grand pour le sympathique réalisateur à la mode. Tout au plus reste-t-il à plus ou moins juste titre considéré comme un excellent directeur d'acteurs (les prix et nominations reçus par ses précédents films, Fighter et Happiness Therapy, le montrent.) qui réunit ici la crème de la crème de ses acteurs favoris et leur donne plus ou moins carte blanche. Résultat, quadruple nomination pour le casting, avec des morceaux de bravoures pour presque tout le monde et des séquences limites désastreuses pour les mêmes. Films des paradoxes donc : grosse machine hollywoodienne qui joue le jeu des grosses machines auteuristes hollywoodiennes dans un pastiche risqué et qui ne réussit que par moments à atteindre ses ambitions.

Exemples : visite et inauguration d'un casino flambant neuf. Rencontre des rivales, au ralenti, dans la brume, sur fond de Elton John (magnifique). Scorsese et De Palma peuvent, quelques secondes durant, aller se rhabiller. Jennifer Lawrence, ivre et jalouse, fonce comme une harpute (un oiseau peu fréquentable à vrai dire) vers une bande de mafieux en tuxedo. Le jeu est féroce, la séduction provocante, l'alchimie parfaite. Au loin, Adams est médusée. Compétition de femmes, de personnages, d'actrices aussi. Coiffures, robes, maquillage, nichons. Le récit s'illumine de ses double-sens, Hollywood est une jungle et les films des terrains d'affrontement. Arrière-salle : un boss attend, et pas des moindres, sieur De Niro himself, dans un rôle à peinte auto-référencé. Le clin d'oeil fonctionne moins et semble un peu éculé, on sort de la fiction malgré une malicieuse et nouvelle ponctuation montrant l'intelligence du propos à son propre égard : "Je suis un fantôme", dit-il alors qu'un drap blanc se soulève pour former une nappe Le film perd en vie et en authenticité ce qu'il gagne en distance critique; spectacle soigné, mais peut-être un peu trop, en tout cas la tentative est honorable.

Et puis, entre ces quelques moments de bravoures, les scènes qui font "flop" lorsque leurs interprètes s'emballent trop (triste duel hystérique entre Bale et Lawrence, qui fait un faible écho à celui entre Lawrence et Adams dans le lady's room du casino), le film réitère ses promesses qu'il peine décidément à actualiser. L'intrigue amoureuse s'épaissit et coup de chapeau, au moment où on pensait perdre définitivement notre duplicité malicieuse, Edith redevient Sydney et Amy Adams re-rafle la mise, décidément. La reine, c’est elle. A partir de là, le film rentre enfin dans son propre jeu et délaisse un peu ses modèles pour inventer, pour broder un peu sur son canevas étriqué. Il nous laisse pour une fois dans l'ombre, et nous manipule en même temps que Cooper. La chute sera lente mais élégante, la disgrâce de Renner vraiment touchante mais le pathos familial sonne faux, Russell renouant avec ses travers maniéristes du pastiche et de la farce.

Après deux heures vingts épuisantes, parfois jubilatoires, parfois irritantes, mais presque toujours stimulantes d'un spectacle qui ne tient que peu de ses nombreuses promesses, on se dit tout de même que l'on vient d'assister à ce qui aurait pu, aurait du être le grand film que les Oscars nous vendent. Mais à trop vouloir suivre les pas de ses modèles, il en rate l'essence romanesque et la démesure personnelle, abandonnant à l'hubris décomplexée des moments de jeu trop caricaturalement poussifs et servant un récit entravé de contradictions : ambitions contraires, choix pas toujours heureux, moments de grâce, désir d'hommage, de pastiche, de farce et de réflexion sur le cinéma. Il aurait fallu plus d'audace, peut-être plus de talent, où tout simplement l'étoffe intellectuelle et sarcastique d'un Scorsese que l'on ne cesse de convoiter mais qui est décidément dans de bien plus hautes sphères cinématographiques. Bel essai décidément, très intriguant et un peu frustrant.

Le film mérite probablement un nouveau visionnage pour en apprécier quelques subtilités qui ne sont pas forcément décelables avant que celui-ci ne dévoile ses intentions. Je pense que la note pourrait grimper avec le temps si cela se vérifie. Autrement dit, malgré toutes mes réserves sur le côté trop hollywoodiens du film et ses quelques ratés, j'ai vraiment de la sympathie pour ce film qui reste une tentative vraiment ambitieuse et intéressante et qui devrait faire date d'une manière ou d'une autre.

PS : Bradley Cooper qui dit "We should fuck !", moi je réponds mille fois oui.

PPS : http://www.what-song.com/Movies/Soundtrack/1333/American-Hustle pour la soundtrack complète avec moment d'apparition dans le film et résumé de la scène correspondante, utile et vraiment sympa.

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le 9 févr. 2014

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Krokodebil

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