Qui osera dire qu'il n'a jamais envié le talent d'un autre ? Qui oserait prétendre qu'il ne s'est jamais senti offensé dans son amour-propre par plus doué que lui ? Qui ne s'est jamais senti aussi démuni que Salieri ?
Ce pauvre Salieri que tout le monde a oublié, son souvenir anéanti à jamais par celui d'un artiste divin.


Je l'avais moi-même oublié ce vieillard défroqué, avachi sur sa chaise comme un roi déchu sur son trône misérable. Il m'avait pourtant fait forte impression quand lorsque encore tout jeune je visionnais pour la première fois Amadeus. Salieri, ce regard tantôt fielleux tantôt illuminé, cette voix caverneuse comme surgissant d'un homme déjà mort, ce sourire sardonique sur un visage parcheminé ne masquant rien de la performance de l'acteur qui incarnait alors le personnage.
Je l'ai pourtant longtemps gardé en mémoire, relégué dans les tréfonds obscurs du souvenir, me promettant de le préserver de l'oubli, lui comme tant d'autres choses, d'autres personnes.
Et pourtant plus le temps passe, plus il devient facile d'oublier.


Amadeus, sorti en 1984, est l'adaptation d'une pièce de théâtre de Peter Shaffer qui ne s'inscrit pas dans une volonté de restitution fidèle de la vie du plus célèbre génie musical de l'histoire. Le film de Milos Forman (Vol au-dessus d'un nid de coucou) est donc avant tout un biopic romancé, une oeuvre crépusculaire et baroque retraçant la rencontre et l'antagonisme entre Salieri, musicien réputé au talent indéniable, et le jeune Mozart, génie absolu, transcendant les styles et les époques.


Le récit s'ouvre à Vienne, en Novembre 1823, sur un vieillard inquiétant, prostré dans son fauteuil, enfermé dans un asile parce qu'il a tenté de s'égorger. Ce vieux grabataire est Antonio Salieri et il revendique farouchement la responsabilité de la mort du plus grand génie musical de l'histoire. Culpabilité tardive ? La nécessité de se confier à un jeune prêtre va ouvrir une fenêtre sur le passé du personnage et sur sa rencontre avec le jeune prodige au talent inégalable.
Depuis son plus jeune âge, Salieri s'est voué tout entier au service et à la gloire de Dieu, le célébrant sans cesse dans sa musique. Chaste et dévoué à son art, il travaille d'arrache-pied à son oeuvre, aspirant à la gloire éternelle. Devenu compositeur officiel de la cour de l'Empereur Joseph 2, il vient à entendre parler de l'arrivée de Wolfgang Amadeus Mozart à Vienne. Ce dernier enchante invariablement les foules par le brio de sa musique et Salieri le connaît déjà de réputation.
"Tout le monde m'aimait. Moi aussi je m'aimais bien. Jusqu'à ce qu'il arrive." dira Salieri.
Lui-même fasciné par le génie de Mozart depuis toujours, admiratif tout en le jalousant, Salieri tente alors de se rapprocher du jeune homme pour comprendre d'où lui vient ce don. Il se heurte alors à un jeune homme fantasque, déluré et espiègle, si loin de l'image qu'il s'en faisait. D'autant que Mozart est un petit effronté conscient de sa supériorité et qui se vautre dans une vie dissolue.
"Et ça... c'était Mozart ! Ça, la créature gloussante, le ribaud obscène que je venais de voir."
Salieri méprise autant Mozart qu'il admire son génie, s'étonnant qu'un homme aussi vulgaire puisse être capable de composer une musique aussi exceptionnelle. Il est pourtant contraint de se rendre à la cruelle évidence, malgré toute sa piété, malgré tout son travail, il lui sera à jamais impossible d'atteindre un tel degré de perfection dans son art. L'oeuvre de Salieri tout aussi appliquée soit-elle, sera condamnée à l'oubli, ridiculisée dès lors qu'on la comparera à la virtuosité et à l'audace créative de l'oeuvre de Mozart.


Attention SPOILER


Face au génie, le talent seul ne suffit plus. C'est en quelque-sorte cette prise de conscience qui va provoquer le complexe d'infériorité de Salieri lequel va dès lors nourrir l'ambition de tromper le jeune Mozart pour mieux le mener à sa perte et lui voler son chef-d'oeuvre.
De chef d'oeuvre il en est ici question, Milos Forman livrant ici le sien. Le réalisateur, adaptant au plus près la pièce de Shaffer, s'autorise de nombreuses libertés dans l'évocation des événements de la vie de Mozart et de ses liens avec Salieri, ce qui lui fut lourdement reproché à la sortie du film.


Pourtant, Amadeus est moins le portrait de Mozart que celui de Salieri, artiste talentueux mais dépourvu de génie, à jamais rongé par la jalousie, conscient de l'inanité de son oeuvre dès lors qu'il la compare à celle de Mozart. Nourrissant des sentiments ambivalents envers le jeune homme, entre haine et admiration totale, Salieri reste déterminé à transcender sa médiocrité par le vol pur et simple de la dernière oeuvre du prodige. Convoquant ainsi la présence fantomatique du défunt père de Mozart, il conduira ce dernier à l'épuisement nerveux dans la composition de son chef-d'oeuvre.
Le jeune Amadeus lui, endetté et vivant ses heures les plus sombres, n'y verra jamais que du feu, préférant voir en Salieri le dernier ami qui lui restera en ce bas monde.
Et c'est finalement, 32 ans plus tard, que nous retrouvons Salieri, cloîtré dans un asile sordide, oublié de tous, son oeuvre réduite à néant pour les siècles à venir par le génie de Mozart, l'éternel jeune prodige. Rongé par l'amertume et le ressentiment envers ce dieu qui l'a abandonné, le vieil homme accapare ainsi l'oreille de son confident pour lui révéler sa culpabilité et toute sa rancoeur :
"Votre Dieu miséricordieux... Il a préféré détruire son bien-aimé plutôt que d'offrir à un médiocre la joie de partager une part infime de Sa Gloire. Il a tué Mozart et m'a laissé, moi, à une vie de torture. 32 années de torture. 32 années à me voir doucement tomber dans le néant. Et ma musique de plus en plus dans l'oubli total."


S'auto-proclamant alors "Saint patron des médiocres", Salieri n'a plus qu'à s'en aller bénir la foule dégénérée peuplant les couloirs de son hospice.


FIN DU SPOILER


Relatant moins la vie de Mozart que les tourments de Salieri, le film de Forman se regarde comme une oeuvre tragique et crépusculaire, un opéra noir et baroque rythmé tour à tour par La flûte enchantée, Don Giovanni et le Requiem.
L'histoire traite moins d'ambition que de jalousie et d'une forme de déni affectif, de la nécessité de compter pour quelque-chose plutôt que pour quelqu'un. Salieri nous est présenté au départ comme un homme pieux et chaste, tout entier consacré à son art et sa foi. Par sa dévotion, il espère ainsi être récompensé par une forme de gloire éternelle qui lui sera enlevée dès lors qu'il sera mis en présence du génie absolu qu'est Mozart. On assiste alors à toutes les tentatives de Salieri pour remédier à ce qu'il considère au fond comme une injustice divine.
La figure paternelle tient également une place importante dans l'oeuvre, tant elle diffère d'un protagoniste à l'autre et semble avoir influencé le parcours et la vie des deux musiciens. Là où le père de Mozart était un mélomane encourageant le talent de son fils, Salieri nous raconte que le sien n'aura jamais manifesté que du mépris pour ses ambitions musicales. "Comment dire à ce genre d'homme ce que la musique représentait pour moi ?" dira-t-il finalement.


Plus encore qu'un simple biopic romancé ou qu'une tragédie, Amadeus s'impose finalement comme une oeuvre gothique de par les thématiques et les figures que le film convoque. La visite à un vieillard reclus dans une bâtisse sordide, la prépondérance de la religion (voir les différents apartés de Salieri s'adressant à un dieu qu'il aura longtemps célébré avant de le détester), l'esthétique elle-même, sont autant d'éléments renvoyant aux figures sombres et tragiques du romantisme noir.
Et ce n'est pas ce fantôme drapé de ténèbres, convoquant le souvenir du défunt père de Mozart en commandant à l'artiste une messe des morts qui viendra contredire mon propos.


Dans le rôle de "Wolfie" Amadeus Mozart, le méconnu Tom Hulce est parfait en artiste tour à tour arrogant, déluré et pathétique. Dans le rôle de Antonio Salieri, F. Murray Abraham, acteur d'exception, troublant d'ambiguïté, trouve ici son meilleur rôle au cinéma, fort justement récompensé d'un Oscar du Meilleur Acteur.


Trente après sa sortie, Amadeus s'impose donc comme un chef d'oeuvre indétrônable du 7ème art, un classique monumental à l'atmosphère envoûtante et inoubliable.

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le 10 sept. 2014

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