J’ai tendance à sous-estimer l’importance que peuvent avoir des souvenirs dans une vie. Je déteste revoir ces vieilles photos sur lesquelles j’apparaissais quand j’avais encore le réflexe de sourire face à un objectif, je me débarrasse d’objets qui pourraient un jour me devenir importants avec une facilité des plus déconcertantes. Puis Aftersun, à travers les souvenirs d’autres, me prouve le contraire, me rappelle qu’un souvenir peut être aussi fragile qu’important. Et que si sur le moment le tout peut paraitre subtil et inintéressant, il ne le sera peut-être pas dans une dizaine d’années.


Pendant un peu moins de deux heures, on suit Sophie et son père Calum à travers des vacances d’été qu’ils passent ensemble en Turquie. Rien que tous les deux. Lui est son père, un type qui a l’air bien trop jeune pour l’être et que des ados font l’erreur d’identifier comme étant le grand-frère de la petite brune. Un père aimant, affectueux qui porte la casquette de "père" mais qui se conduit comme un très bon ami avec sa fille. Elle est sa fille qu’il ne voit pas assez souvent, au moins depuis sa séparation avec celle à qui il continue de dire « je t’aime » au dénouement de chaque appel téléphonique. En pleines vacances, on observe les deux passer des bons moments que seul un été peut offrir. La journée, on les voit bronzer sous un ciel ensoleillé, nager dans la piscine bien fréquentée de l’hôtel dans lequel ils séjournent. Le soir, ils dinent à l’extérieur, dansent la macarena et profitent du calme et de la sérénité de moments privilégiés autour d’une belle assiette et d’un verre dans lequel il l’autorise à tremper le nez, lui offrant sa première gorgée d’alcool. Et si cet été dont elle ne garde que de bons souvenirs, une dizaine d’années plus tard, est fait d’autre chose ?


Le film est un long flashback observé par Sophie via la lumière de son projecteur à travers de vieux enregistrements qu’elle a elle-même capturés bien des années plus tôt avec le camescope de son père qu’on la voit utiliser tout le long du film avec innocence et légèreté, de façon à lui laisser des images de ce qui sera peut-être le plus bel été de leur vie.


Un été différent des autres. Parce que d’un côté, Sophie a un an de plus, cette année. Pour elle, c'est l'été des premières fois. Elle ne veut plus jouer avec les autres enfants de son âge mais plutôt passer du temps avec les plus âgés, les plus cools. Ceux qui s’embrassent, ceux qui boivent, ceux qui parlent de choses qu’elle n’est pas assez grande pour comprendre. Et que de l’autre, on voit Calum se morfondre et se faire bouffer par un mal que la présence de sa fille apaise plus que pourraient le faire une poignée de médicaments alors que les jours passent et qu’il devra bientôt lui dire au revoir. Cet été n’est pas comme les autres : il pourrait bien être leur dernier.


Est-ce que que Calum est mort, dans le présent ? Est-ce qu’il s'est suicidé peu après s’être séparé de sa fille à l’aéroport ? Peut-être qu’il l’est. Ou peut-être que son mal-être continue de le ronger. On en sait trop rien, même si la fin me parait des plus évidentes à ce sujet.


La réalisation de Charlotte Wells est subtile et se concentre principalement sur les personnages, rien que sur les personnages. On peut s'attendre à y découvrir une trame de fond plutôt travaillée et bien décrire mais il n’en est rien : on rejoint simplement Sophie et Calum en pleines vacances. On les vit avec eux. Les bons moments comme les mauvais. D'une certaine façon, c’est tout ce dont on a besoin. De la possibilité de comprendre en interprétant soi-même le film et ses quelques moments de silence. Peu importe ce qui a bien pu se passer avant qu’ils embarquent pour les vacances : tout ce qui compte, ce sont ces quelques jours qu’ils passent en Turquie.


I think it's nice that we share the same sky. Sometimes at playtime, I look up to the sky, and if I can see the sun, I think about the fact that we can both see the sun. So, even though we're not actually in the same place, and we're not actually together, we kind of are in a way, you know?

Le film est un mélange de tranquillité et d’amertume. La tranquillité, on l’aperçoit en observant Calum et Sophie échanger sourires, rires et mots doux. L’amertume, on en est témoin à travers des bonds dans le présent : lorsque Sophie, plus âgée, profite de ses propres enregistrements pour essayer de résoudre un mystère qu’elle était bien trop petite pour résoudre à l’époque alors que son père faisait de son mieux pour dissimuler ses peines et garder un air impassible pour lui offrir de beaux moments avant qu’elle n’ait à retourner chez sa mère. Des moments qu’il gâche parfois sans le vouloir, mais qu’il finit toujours par excuser lorsqu’il plonge son regard dans le sien. Lui qui n'a pas grand chose et qui est presque fauché.


Le film est porté par un duo auquel on croit comme trop rarement. Ils sont père et fille, mais pourraient aussi être frère et sœur. On y voit le merveilleux Paul Mescal, Calum, qui monte pas mal depuis la diffusion de Normal People et qui semble enchainer les projets prometteurs. Mais aussi et surtout par Frankie Corio, Sophie, qui sort un peu de nulle part mais qui donne une performance incroyablement bien nuancée et très pertinente pour le personnage qu’elle interprète, personnage qu’on s’amuse à voir grandir le temps d’un été derrière cette caméra avec laquelle elle s’éclate comme n’importe quel gamin le ferait.


Aftersun est, à mon sens, un petit film au grand cœur.


Les prochains projets de Charlotte Wells sont à surveiller, puisqu'elle nous présente ici l'un des plus beaux films de cette année. Certains se plaindront que c'est lent, que c'est assez contemplatif. Moi, j'ai trouvé ça brillant.


Safe travels, bye-bye.
I love you.

Alors que les vacances se terminent et que je me retrouve seul comme un con à la porte d'embarquement, le film me rappelle l’importance de se créer des souvenirs et de les garder auprès de soi, le plus longtemps possible.

Byeler
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le 26 févr. 2023

Modifiée

le 6 févr. 2023

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Byeler

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