L’histoire, elle est toute simple. C’était la mienne et c’était, je l’imagine et
l’espère, sans doute la vôtre aussi. L’histoire, c’est celle de deux adolescentes
qui grandissent comme tout le monde, c’està-dire chacune à sa manière.


Sébastien Lifshitz, de 2013 à 2018, a posé sa caméra à Brive-la-Gaillarde pour filmer le quotidien de deux amies du collège, pour mettre en images ces années où l’on est plus un enfant et où l’on n’est pas encore un adulte. Emma est grande, fine, les traits secs, a l’air discrète. Elle vient d’une famille qui semble bien gagner sa vie, qui présente bien, a une mère, un peu stricte, attachée à la réussite et à la culture. Anaïs est petite, a plus de formes, n’a pas sa langue dans sa poche. Elle vient d’une famille très modeste à qui elle est très dévouée. Quand le documentaire commence, elles n’ont pas l’âge de se rendre compte de leurs profondes différences. Elles ont été réunies par une parenthèse commune de leur vie, qui s’achèvera avec leur brevet. Prenant des chemins très différents, conséquences de leurs milieux sociaux d’origine respectifs, elles resteront toutefois toujours amies, soudées par leur passé commun – et ce lien se voit sans doute renforcé aujourd’hui de leur participation commune à un succès critique et de leur confrontation commune à
la scène médiatique.


C’est donc l’histoire tout à la fois ancrée dans le temps et intemporelle de deux adolescences aussi opposées que semblables. Ancrée dans le temps parce qu’une adolescence est marquée par son époque ; parce que nos deux sujets écoutent certaines musiques, portent certains habits, ont certains centres d’intérêts propres à leur génération. Parce que les évènements extérieurs qui forgent leurs visions du monde sont précisément datés. On vivra à leurs côtés leurs réactions aux attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan puis à l’élection d’Emmanuel Macron. Des réactions d’adolescentes, qui ne comprennent pas comment c’est possible, qui répètent naïvement certaines des convictions de leurs parents ou s’y opposent farouchement. Des réactions qui sont autant de pierres posées à l’édifice de l’âge adulte en devenir.


Intemporelle surtout parce qu’une adolescence, ça nous paraît toujours unique quand on la traverse, et ça nous apparaît commun à tous quand on en sort. Parce que ce que traversent Emma et Anaïs, ce n’est rien d’autre que des moments de grâce ordinaires, des drames quotidiens, des passages obligés, des combats courants et des aspirations classiques. On n’a pas forcément vécu d’incendie, on n’a pas forcément eu une mère stricte ou malade. On ne s'est pas forcément mis à travailler à 16 ans, on n’a pas forcément eu la chance de pouvoir prendre le temps de réfléchir longtemps à ce qu’on voulait faire. Mais on sait tous ce que c’est, parce qu’on a vécu une adolescence au contact d’autres adolescents qui ont complété nos expériences des leurs ; et c’est ce que font Emma et Anaïs sous nos yeux pendant deux heures, ou plutôt pendant cinq ans et peut-être pendant toutes leurs vies.


Mais ce qui frappe, ce sont leurs points communs, entre elles et avec nous. On se rappelle alors, nostalgiques d’une époque où on ne se rendait pas encore compte de l’étendue des vies qu’on avait à vivre, on se rappelle l’importance que ça a eu à une époque de passer le brevet ; une importance qui meurt immédiatement dès lors qu’il est obtenu, qu’on oublie aussitôt et qu’on trouve très vite presque ridicule : ça n’est que le brevet ! Mais quand on l’a passé, ça
n’était pas que le brevet. C’était notre horizon commun, mur immense, passage imposé et nécessaire, c’était le grand obstacle avant de pouvoir continuer le chemin. Et c’est devant Adolescentes qu’on se rappelle l’ampleur de cet obstacle et de tous les autres qui, à peine quelques années plus tard, nous apparaissent comme de petits points minuscules derrière nous.


On se souvient aussi d’une question qui aura hanté un paquet d’adolescences, en tout cas la mienne : c’est quand la première fois ? C’est quoi la première fois ? Comment ça se prépare ? Le sujet d’une bonne moitié de nos conversations, jusqu’à arriver au jour fatidique, attendu, redouté. Ça change rien en fait, déclare Emma – qui parle peut-être plus de la relation avec son copain que de l’impact de cet évènement sur sa vie en général. Mais en tout cas, oui, ça ne change rien. Comme tout le monde, on le sait très bien et ça nous semble évident, et comme tout le monde on a tellement cru que ça changeait tout, jusqu’à ce que ça finisse par arriver. Et que finalement, eh bien… Eh bien que finalement ça ne change rien, en fait.


Même ce regard nostalgique que je porte aujourd’hui sur ma propre adolescence, même ce regard-là est traité dans le film via de petites phrases, Emma et Anaïs qui discutent de leurs collèges. Qui s’indignent sous notre regard amusé de spectateurs que quand même, les collégiens d’aujourd’hui sont vachement moins bien que quand elles y étaient. C’était mieux avant. Passage obligé encore ! On grandit, on se persuade que la génération juste en-dessous est moins bien, puis on grandit encore et on se rend compte que son seul vrai défaut est sans doute d’être plus jeune que la nôtre.


Je pourrais encore donner des tas d’exemples, mais je crois que vous avez saisi l’idée. Adolescentes, ce sont nos histoires merveilleusement ordinaires, extraordinairement banales sur cette période d’une richesse qu’on ne sait chérir qu’une fois qu’on l’a quitté. L’histoire de nos avenirs aux époques où on ignorait à quoi ils ressembleraient.


[Critique écrite pour le premier numéro de Tsounami en 2021 : https://www.tsounami.fr/TSOUNAMI%201.pdf
https://www.tsounami.fr/ ]

Créée

le 7 sept. 2021

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Heobar

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