En 1986, l’onde de choc Aliens est telle que, succédant au carton de Terminator, elle propulse James Cameron au rang des nouveaux cinéastes les plus bankables d’Hollywood. A cette époque, il peut donc presque tout se permettre et opte alors pour la mise en chantier d’un projet SF plus original agglomérant à lui-seul toutes ses obsessions. Passionné de plongée depuis sa jeunesse, le réalisateur a alors l’ambition de réaliser quelque-chose d’inédit à l’écran : un film de SF prenant pour cadre les grands fonds océaniques. Son modèle avoué : Stanley Kubrick, sa référence : 2001, l’odyssée de l’espace. Il envisage ainsi Abyss comme son film le plus personnel et s’autorise donc les plus grandes ambitions : tourné presque entièrement dans la flotte (dans l’immense bassin d’une centrale nucléaire désaffectée), Abyss sera le film le plus représentatif des marottes de l’auteur, une fable écolo et pacifiste portant un regard extrêmement critique sur une humanité lancée sur le chemin de son propre effondrement. Cela parlera de fascination pour le monde du silence, de couple qui s’effrite, de femme forte, de militaires fous de guerre, de connerie humaine, des dangers de la technologie et d’aliens pacificateurs, soit une agglomération des thématiques de prédilection du cinéaste (seule sa fascination pour les armes à feu sera ici un peu mise de côté).


Déterminé à faire de ce quatrième long-métrage le chef d’oeuvre de sa filmographie, Cameron prépare consciencieusement la préproduction… et se casse les dents sur le tournage : dépassements de budgets, succession de problèmes techniques, caprices de la météo, acteurs frôlant plusieurs fois la mort. Abyss illustre à merveille la théorie selon laquelle les projets les mieux préparés peuvent aussi être mis à mal par une succession d’imprévus. Cerise sur le gâteau, le final cut échappe alors au réalisateur et le film sort ensuite en salles de la même manière qu’Aliens, dans une version incomplète passant sous silence plusieurs éléments narratifs essentiels du scénario, dont ici les motivations pacifistes des aliens des profondeurs. Une injustice que Cameron s’empressera de rectifier quatre ans après la sortie du film en supervisant personnellement la version longue à l’occasion de sa sortie en laserdisc et en y intégrant enfin l’essentiel du dernier acte du film tel qu’il l’avait toujours pensé, avec cette menace planétaire pesant sur l’ensemble de l’humanité via les formidables images de ce gigantesque tsunami s’approchant puis s’immobilisant à quelques centaines de mètres du rivage. Cette version longue est aussi l’occasion pour le cinéaste d’intégrer quelques scènes supplémentaires resserrant un peu plus les liens et les conflits latents entre les personnages (la scène où Bud tente de s’expliquer avec Coffee). Un peu de la même manière que la version intégrale d’Aliens, Abyss version longue se pose aujourd’hui comme LA version à privilégier de par ses quelques séquences additionnelles qui redéfinissent à elles-seules le sens du métrage.


De manière plus évidente dans cette version longue, Abyss est à la fois la critique d’une humanité terriblement immature et une formidable déclaration d’amour à notre planète et aux mystères insondables des océans qui la recouvrent. L’idée de Cameron, bien que largement inspirée de 2001, est alors tout de même assez originale en cela que le cinéaste propose cette fois le mystère d’une espèce alien à chercher moins dans le ciel que dans les fonds inexplorés de l’océan atlantique. Sur la présence de ces êtres fantastiques dans les abysses, Cameron ne s’expliquera que partiellement à travers quelques répliques suggérant tantôt que cette espèce vient de l’espace, tantôt qu’elle vit dans les océans depuis des temps immémoriaux. Une part de mystère héritée du modèle kubrickien et qui permet d’ailleurs à Cameron de décupler l’aura messianique de ses extra-terrestres via leurs apparitions aussi angoissantes qu’enchanteresses, points de mire de tous les enjeux du film. Car il devient peu à peu évident que le crash du sous-marin nucléaire dans le prologue a été provoqué sciemment par les aliens au vu de la menace nucléaire qu’il représentait et que cette même menace se retrouve ensuite au centre du film via la mission militaire menée par le lieutenant Coffey, archétype du bidasse « aux ordres » cédant progressivement à la paranoïa et à « la peur rouge » à mesure que se manifestent les extra-terrestres et que s’enveniment les relations entre les protagonistes. Victime du mal des hautes pressions sous-marines, Coffey (magistralement interprété par Michael Biehn, alors acteur fétiche du cinéaste), deviendra la personnification d’une humanité irresponsable déterminée à s’auto-détruire ainsi que le principal antagoniste du film.


Plus encore que cette critique antimilitariste, c’est aussi d’amour que parlera Abyss, à travers la relation conflictuelle du couple Briggman. Un type d’antagonisme conjugal très loin des clichés romantiques hollywoodiens et directement inspiré du couple McClane dans le Die Hard de John McTiernan, sorti un an plus tôt. De même que chez les McClane, Mr Briggman n’a pas supporté que sa femme privilégie sa carrière à son couple et Madame Briggman est très loin du cliché de la femme-trophée et passive popularisé par Hollywood. Leur couple est en instance de divorce et rien ne semble plus pouvoir les mettre d’accord. Bien entendu, le déroulement de l’intrigue se chargera de les rapprocher tout au long de l’intrigue jusqu’à cette scène-clé, et particulièrement poignante, de la noyade puis de la réanimation de Lindsey. Cette séquence, véritable point d’orgue du film, démontrait à qui en doutait alors, que Cameron était tout autant doué pour élaborer de véritables enjeux émotionnels que pour trousser des séquences d’action inédites (la formidable course-poursuite en navettes submersibles, véritable tour de force technique, reste le grand morceau de bravoure du film). Un savoir-faire qui atteindra son paroxysme lors du second climax du film, lorsque Bud, promis à une mort certaine au fin fond des abysses, se verra secouru par une créature qui n’aura rien à envier aux E.T. messianiques de Spielberg.


Bourré de séquences cultes, Abyss se sera aussi fait grandement remarquer à sa sortie pour la qualité révolutionnaire de ses effets spéciaux et surtout pour la séquence du « visiteur » liquide et polymorphe dont la gestion en CGI initia pour de bon, deux ans après le chevalier en vitraux du Secret de la pyramide, l’avènement des effets numériques à l’écran. En véritable précurseur, Cameron réitérera dans le domaine de l’infographie numérique en confiant deux ans plus tard à ILM, la création digitale de l’antagoniste en métal-liquide de son génial T2, véritable résurgence du polymorphe aquatique d’Abyss. Il est juste dommage que le cinéaste ait consacré plus de temps au fil des années au développement de nouveaux outils numériques, forcément périssables au fil des décennies qu’à la réalisation de nouvelles oeuvres cinématographiques (un seul long-métrage en plus de vingt ans).


Très loin de la grosse démonstration technique d’Avatar, James Cameron réalisait avec Abyss une oeuvre innovante et sincère, bourrée de séquences cultes qui en fichent toujours plein les yeux plus de trente ans après sa sortie. Pourtant récompensée d’un semi-échec au box-office en 1989, cette fable écolo-pacifiste reste à ce jour le seul véritable plantage financier de son réalisateur lequel considère d’ailleurs, d’un point de vue purement artistique, avoir quelque peu échoué à faire le film qu’il avait en tête lors de son écriture. Toujours ambitieux, Cameron voulait en effet qu’Abyss ait une portée philosophique et cinématographique similaire au monumental 2001, l’odyssée de l’espace de Kubrick. Mais de son propre aveu, le résultat final est un peu trop naïf dans son propos pour s’y comparer. A titre d’équivalence, le quatrième long de Cameron se rapproche plus de la naïveté toute relative et du sensationnalisme d’un Rencontres du troisième type, autre parangon de la SF cinématographique s’il en est. Et Cameron a beau se dire toujours insatisfait de son film, il ne le dévalorise pas trop pour autant, preuve en est, la longue restauration en 4K, qu’il tient à superviser personnellement pour la sortie de la version longue de son film en Blu-Ray. Une sortie longtemps repoussée et qui fait aujourd’hui figure d’arlésienne tant l’attente est compréhensible. Car s’il y a bien un film qui mérite tant de travail et de patience pour rendre justice à la splendeur de ses images, c’est bien ce joyau bleu qu’est Abyss.

Buddy_Noone
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le 11 nov. 2021

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